Solide et rigoureux, cet ouvrage collectif rassemble différentes pistes d’interprétation de l’œuvre de Coltrane et offre ainsi au lecteur une vision profonde de sa musique.  

Marquant plusieurs générations de musiciens de jazz, l’œuvre de John Coltrane reste un sujet inépuisable malgré l’importance des ouvrages et des articles qui lui ont été consacrés. Paru sous la direction de Vincent Cotro, cet ouvrage fait suite à la biographie du musicien parue précédemment aux mêmes éditions Outre-Mesure et constitue le résultat d’un colloque commémorant les quarante ans de la disparition du saxophoniste. Marquée par une carrière courte (1955-1967), l’œuvre de Coltrane n’en est pas moins éclectique et évolutive. L’écoute de ses premiers morceaux, de ceux du "quartette" ou de ses aspirations plus mystiques des dernières années permet rapidement de saisir la diversité de son œuvre ainsi que l’ambition du musicien. Pour autant, comment renouveler l’analyse sur cette œuvre immense, sans tomber dans l’excès biographique ou dans l’analyse froide et technique des compositions ? En liant dimensions sociétales et intimes, musicales et politiques, l’ouvrage s’attache à révéler les dynamiques du processus créatif de Coltrane et à extraire une cohérence globale de son œuvre.

 

L’universalité coltranienne

La thèse centrale qui ressort de la lecture des différents textes est celle d’une œuvre construite dans une perspective d’universalité et d’unité. Non seulement celle-ci existerait comme un tout systémique où chaque pièce serait liée à une autre mais également comme le résultat d’une volonté de relier musique, spiritualité, politique, etc., en un seul ensemble. Cela passe notamment par certaines spécificités techniques du jeu coltranien. L’analyse intervallique de Ludovic Florin montre en effet qu’il existe une tendance générale dans les compositions de Coltrane à l’utilisation d’intervalles courts, secondes ou tierces. Cette réduction dans les intervalles, bien qu’elle facilite le jeu, constitue aussi l’une des raisons pour laquelle sa musique a atteint une valeur universelle. En effet, grâce à l’emploi d’intervalles à l’ambitus réduit, Coltrane saisit les pans les plus profonds de la musique et son universalité. Il transcende ainsi le genre pour atteindre ce qui touche au primitif, voire au primordial. Car comme le disait Coltrane lui même en parlant de sa musique : "si vous voulez bien regarder au-delà des différences de style, vous constatez qu’il existe une base commune (entre les musiques du monde). Certes la musique populaire de l’Angleterre n’est pas celle de l’Amérique du Sud, mais ôtez leurs caractéristiques purement ethniques, c’est à dire leur aspect folklorique et vous vous trouverez en présence d’une sonorité pentatonique, de structures modales comparables. C’est cet aspect universel de la musique qui m’intéresse et m’attire"   .

Cependant, cette universalité s’est construite au prisme d’une diversité d’influences, de références et d’expérimentations plus ou moins connues. Qu’il s’agisse de l’Afrique, de la musique indienne ou espagnole, il ne s’agit pas de considérer ces influences comme des objets à part entière du fonctionnement créatif de Coltrane, mais bien plutôt comme "des catalyseurs, des enzymes". C’est-à-dire qu’il alimentait de l’extérieur un dispositif "au demeurant tellement puissant et auto-suffisant qu’il reléguait ses sources à un statut de stimulant, de trace à peine perceptible (…), comme dissoutes par un traitement original"   . Ainsi, les empreintes de ces influences témoignent d’une transcendance de la diversité vers l’unité, comme si Coltrane épuisait les différents styles jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un socle universel.

Bien sûr, l’une des premières influences qui vient à l’esprit est celle de la musique indienne. Coltrane s’était en effet imprégné des ragas et des rasas indiens et en avait saisi les subtilités. Cette compréhension de la musique indienne, facilitée par son intérêt pour les spiritualités hindoues et bouddhistes ou pour les écrits du philosophe Krishnamurti, se lit à travers certaines de ses compositions des années 1960 telles que "Om" ou "India". Sans faire de la musique indienne, ces différents morceaux témoignent de l’influence et de l’emprunt de certains éléments indiens dans sa musique. L’analyse musicologique de Clements témoigne d’ailleurs d’une connaissance pointue et d’une maitrise par le saxophoniste des concepts indiens et de leur transformation, de leur utilisation dans une perspective différente au sein de ses propres compositions. De la même façon, Emmanuel Parent soulève les influences hispaniques de Coltrane, plus rarement abordées, à travers l’analyse de la pièce "Olé". Mais encore une fois, sans imiter, Coltrane parvient à saisir "l’altérité orientale afin de purifier la tradition du jazz" et à enrichir sa propre musique.

 

Une œuvre spirituelle et politique

La volonté d’universalité se lit également au niveau politique, et notamment à travers les titres et les références socio-culturelles de ses différents morceaux. En effet, dans un premier temps, l’unicité géographique et culturelle recherchée est exprimée dans les compositions telles que "Africa", "Liberia", "India", etc. Autant de nouveaux chemins à tracer hors des conventions traditionnelles du jazz, ces morceaux rappellent également les luttes raciales et coloniales semblables à celle des noirs-américains. Dans cette perspective, différents morceaux constituent des références, à l’instar d’ "Alabama" dont la musique évoque la cruauté et la tragédie animant le sud ségrégationniste de l’époque et les pendaisons racistes qui y ont lieu. S’exprimant rarement sur le contexte politique, c’est au prisme de ses différentes compositions que l’on peut saisir et comprendre l’engagement de John Coltrane. Alors se confirme l’impression d’Ingrid Monson concernant le succès de l’album A love supreme qui serait, selon elle, "à la fois l’expression aboutie de l’intérêt marqué de Coltrane pour la symétrie compositionnelle et un sommet dans le Mouvement pour les Droits civiques"   .

Par la suite, les réflexions spirituelles et cosmologiques de Coltrane dépassent la dimension culturelle de sa musique et se veulent davantage universelles : "Ascension", "Meditation", "Expression", etc. Témoins du passage de l’extérieur à l’intérieur, du chaos à l’unité, ces morceaux sont la preuve de la cohérence d’un parcours qui guide le compositeur de " la simplicité à l’infini puis de retour à la simplicité, qu’elle soit de nature géographique, sociopolitique ou spirituelle"   . Cette simplicité se retrouve également au niveau religieux puisque Coltrane approuvait l’idée d’une religion universelle : "il faut qu’elle soit simple, pour vraiment en tirer du bien, pour vraiment accomplir quelque chose de valable, elle doit rester simple"   .

Le saxophoniste disait lui-même qu’il essayait de « résoudre tout un tas de choses pour atteindre l’essentiel et l’unique »   . Cette volonté quasiment mystique d’atteindre le sens profond des choses parcourt donc l’ensemble du travail de Coltrane, et se dévoile particulièrement dans la volonté de relier ses propres compositions. En effet, à partir de A love supreme, Coltrane semble réutiliser des morceaux de phrases d’anciens morceaux, use des rappels et de l’autoréférence. L’analyse détaillée et approfondie des thèmes d’ "Ascenscion", de "Meditations" ou d’"India" par Medwin révèle justement ces liens, ces répétitions ainsi que ces allusions qui parsèment les différents morceaux et qui les relient les uns aux autres. C’est ainsi que John Coltrane s’est approché de son but : "atteindre "l’essentiel et unique" - tellement indissociable de ses propres conceptions de la musique et d’une spiritualité "universelle" - à travers l’utilisation d’autoréférences d’ordre métrique, harmonique et mélodique, et ce jusqu’à l’autocitation littérale"   .

Malgré la relative brièveté de sa carrière, l’œuvre de John Coltrane a évolué particulièrement rapidement, d’où l’émergence d’une certaine difficulté à suivre sa production et son processus créatif. À travers une diversité d’approches, les auteurs se livrent dans cet ouvrage à une appréhension totale de la musique de Coltrane. Au delà du coté technique de certaines contributions, l’ouvrage inclut également des dimensions plus sensibles et poétiques de son œuvre, donnant à l’ouvrage un équilibre pertinent. S’il est destiné aux passionnés de jazz et plus encore aux admirateurs de Coltrane, ce livre peut également se feuilleter comme une introduction approfondie à sa musique et ouvrir la voie à une compréhension de son œuvre. En analysant ses compositions en perspective d’éléments biographiques ainsi que son influence sur le jazz, cette contribution constitue un vibrant hommage à l’homme et au musicien qu’était John Coltrane. Les différents textes de cet ouvrage rigoureux et précis éclaircissent ainsi une grande partie de l’œuvre du jazzman et révèlent l’ampleur de son influence, notamment sur la culture afro-américaine : " Coltrane est alors cet Orphée Noir qui garantit, dans un renouvellement perpétuel, l’éternité de leur culture commune."