Chirurgien à Versailles pendant plus d'un demi-siècle, Germain de La Martinière est un témoin exceptionnel de la vie à la Cour du Roi de France au XVIIIe siècle. Il prodigue soins et saignées à Louis XV dont il fut un des proches mais La Martinière est également l'auteur des réformes majeures qui marquent la fin de l'autorité du médecin sur le chirurgien.

 

Dans la collection " les métiers de Versailles " des éditions Perrin, François Iselin nous fait découvrir Germain de La Martinière, chirurgien de Louis XV qui déclara au Roi victime de la petite vérole et réfugié au Petit Trianon avec Madame du Barry " Sire, c'est à Versailles qu'il faut être malade ", un diagnostic plus politique que médical.
L'auteur, lui-même chirurgien, décrit l'extraordinaire ascension d'un jeune chirurgien barbier à la Cour du Roi ainsi que son rôle crucial dans la réforme de cette profession qui permettra au chirurgien de se libérer de la tutelle du médecin. La grande longévité de La Martinière - il meurt à 86 ans - et sa proximité avec Louis XV qu'il suit tout le long de son règne, en font un témoin assez exceptionnel de la vie à Versailles au XVIIIe siècle.

Un exemple d'ascension sociale sous l'Ancien Régime.

Né en 1697, Germain Pichault, qui ne porte pas encore le nom de La Martinière,  fait son apprentissage de chirurgien barbier à Argentin les Eglises près de Poitiers. Apprenti particulièrement doué, il devient maître chirurgien-barbier en 1719 et part conquérir Paris en 1721 avec en poche une lettre d'introduction auprès du Grand Ecuyer de France, Charles de Lorraine et d'Armagnac. Il entre à son service comme chirurgien particulier et c'est sous sa protection que le jeune homme construit étape par étape sa carrière de chirurgien à la Cour.
François Iselin décrit en détails le système des charges qui régit toutes les fonctions de Versailles, y compris celles de chirurgiens ou de médecins du Roi. Manne pour les finances royales, les charges se multiplient. Il existe sous Louis XV pas moins de 10 charges de chirurgiens du Roi: un premier chirurgien, un chirurgien ordinaire et 8 chirurgiens par quartier : ces derniers se relaient auprès du Roi par groupe de deux, par roulement trimestriel.
Germain Pichault entre dans la Maison du Roi en 1725, en achetant une charge de chirurgien de la Grande Ecurie du roi, grâce à un prêt et au soutien de Charles de Lorraine. Un an plus tôt il a hérité de son grand-père d'une ferme, La Martinière, dont il prend le nom. En 1728, La  Martinière obtient une charge de chirurgien du roi par quartier qui lui rapporte un traitement de 560 livres par an. François Iselin montre bien que la clé du succès réside dans l'accumulation des charges et éventuellement leur revente.
Ainsi en 1741, La Martinière devient chirurgien ordinaire du Roi, qui le place comme principal collaborateur du premier chirurgien d'alors, François Gigot de La Peyronie, et le conduit à revendre sa charge de chirurgien du Roi par quartier.
La Martinière fait également une carrière militaire au côté de Charles de Lorraine qu'il accompagne lors de plusieurs campagnes d'abord entre 1733 et 1735 puis en 1741 et 1743. D'abord chirurgien aide-major puis chirurgien major des Camps et Armées du Royaume, il reçoit en 1744 la charge de chirurgien-major de la Garde Française. Son expérience des champs de bataille le conduira des années plus tard à mener à bien une réforme générale du service de santé des armées et du statut des chirurgiens militaires.
En 1745, il devient le chirurgien du Dauphin Louis-Ferdinand et c'est en 1747, à la mort de La Peyronie, que La Martinière accède à la charge de premier chirurgien du Roi, charge qu'il exercera pendant près de 36 ans auprès de Louis XV puis de Louis XVI. Cette charge ne pouvant se cumuler, il revend ses autres charges, notamment celle de chirurgien ordinaire pour 12 000 livres sachant que lui-même doit payer aux héritiers de La Peyronie 60 000 livres. Néanmoins avec 25 000 livres de traitement annuel auxquels s'ajoutent plusieurs revenus annexes, François Iselin estime les revenus annuels de La Martinière à environ 60 000 livres par an. Ultime consécration, en 1749, comme il est de tradition pour les premiers chirurgiens, il est anobli et ajoute une particule à son nom.
A sa mort en 1783, les documents de sa succession étudiés par l'auteur permettent d'estimer la fortune de La Martinière à 1,6 million de livres, dont sa demeure de Bièvre et ses appartements parisiens.

Le chirurgien, " serviteur des médecins "

L'ouvrage de François Iselin n'est pas un livre d'histoire des sciences, il n'entre donc pas dans le détail des connaissances et des techniques chirurgicales du XVIIIe siècle.  En revanche, à travers le personnage de Germain Pichault, il illustre les deux caractéristiques des chirurgiens de cette époque : leur mode de formation qui est celui de l'apprentissage auprès de maitres artisans et leur assujettissement aux médecins. Comme le met très bien en scène l'auteur, à l'issu de son examen de maîtrise, Germain Pichault, reçu maître chirurgien barbier doit prêter serment de toujours obéir à la faculté de médecine, il est " commis et serviteur des médecins ".
Concrètement, le chirurgien barbier de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, en dehors de la taille de la barbe, pratique la saignée, ferme les plaies, ligature les vaisseaux pour arrêter les hémorragies, réduit les fractures, incise les abcès, éventuellement ampute les membres ou trépane les crânes. Autant d'activités manuelles qui répugnent aux médecins.

Chirurgien à Versailles

François Iselin montre une " maison de santé " du Roi pléthorique. Entre médecins, chirurgiens et pharmaciens, quand le monarque est malade il n'y a pas moins de six médecins, cinq chirurgiens et trois apothicaires autour de lui, chacun devant l'examiner
Comme le premier médecin, le premier chirurgien assiste au premier lever du Roi et ils procèdent à un examen " de routine " du monarque. Ensuite, tout le long de la journée,  au moins deux chirurgiens escortent en permanence le Roi, prêts à intervenir au moindre incident.
L'ouvrage regorge d'exemples  et d'anecdotes qui montrent La Martinière ou ses adjoints dans l’exercice de  leur art. La plupart sont bénins : accidents de chasse ou maladresse, comme la blessure de Madame Sophie, fille du Roi,  qui se blesse en cassant au couteau un morceau de chocolat. D'autres sont plus célèbres, telle la tentative d'assassinat du Roi par Damiens   ou les difficultés du futur Louis XVI à exercer son devoir conjugal. A la demande de Louis XV, La Martinière examine le prince et rejette l'hypothèse d'un dysfonctionnement physique. Il indique qu'il s'agit seulement d'un manque de savoir-faire des jeunes époux. Enfin, les pages consacrées à l'agonie de Louis XV en mai 1774 victime de la variole sont particulièrement sombres.

Le réformateur du statut du chirurgien 

La Martinière participe peu aux progrès scientifiques de la chirurgie de son temps. François Iselin montre que son action est d'un autre ordre. Dès 1741, une fois nommé chirurgien ordinaire du Roi, il entreprend de réformer l'enseignement de la chirurgie et de revaloriser la profession de chirurgien et de la libérer de la tutelle des médecins. Les chapitres huit et neuf décrivent le détail de cet engagement de quarante ans.
Les réformes de La Martinière font disparaître le " chirurgien-barbier " et exige des chirurgiens des titres universitaires équivalent ceux des médecins. Une déclaration royale stipule l'interdiction d'être reçu maître en chirurgie à Paris sans avoir obtenu le grade de licencié ès arts. Cette réforme crée deux catégories de chirurgiens :
 les gradués qui ont obtenus le grade de licencié ès arts et ont soutenu en latin un examen devant un jury de chirurgiens, docteurs de la Faculté.
 ceux qui ne peuvent se soumettre à cette épreuve, ont la possibilité de passer devant le lieutenant de chirurgie, représentant régional du premier chirurgien du Roi, un examen couronnant une formation purement pratique. Ces derniers demeurent de simples " associés " limités à des actes de petite chirurgie.
Autre victoire symbolique de La Martinière, en 1770, le premier chirurgien devient l'égal du premier médecin et n'aura plus à lui prêter serment.

En matière d'enseignement, La Martinière travaille d'une part à la création et au développement d'une Académie de chirurgie et d'autre part à celle du Collège de chirurgie, malgré l'opposition farouche des médecins.
Projet initié par La Peyronie, le prédécesseur de La Martinière, l'Académie Royale de Chirurgie, voit le jour en 1748 avec un rang et des prérogatives équivalentes à celle de la faculté de Médecine. Elle succède à la Société académique de chirurgie créée en 1739. Elle rassemble des praticiens expérimentés pour examiner et diffuser les nouveautés via notamment les " Mémoires de l'Académie de chirurgie ", publication créée dès 1741. Dix ans plus tard, l'Académie ouvre l'École pratique de chirurgie.
En 1772, une déclaration royale met fin à la forme traditionnelle d'apprentissage auprès d'un maître-chirurgien et ordonne aux communautés de maîtres-chirurgiens d'ouvrir dans leur ville une école de chirurgie pour y donner des cours publics d'anatomie et d'opérations.  La même année La Martinière transforme le Collège Saint-Côme, lieu d'enseignement de la chirurgie sous la responsabilité de la communauté des maîtres chirurgiens de Paris, en Collège Royal de chirurgie placé directement sous l'autorité du Roi. Paradoxalement, les réformes conduites par La Martinière pour hisser le chirurgien au même statut que le médecin, auraient certainement empêchées le jeune Germain Pichault de connaître son extraordinaire carrière.

L'homme de cour

C'est certainement dans sa description de La Martinière homme de cour que la sympathie de François Iselin pour son sujet d'étude  apparaît le plus clairement. Il nous brosse le portrait d'un parfait " honnête homme " : " La Martinière est un personnage remarquable et insolite à la Cour, honnête, énergique, loyal, généreux, désintéressé, plein de bonté et chose rare, vertueux voire prude... "   .
Sa proximité avec Louis XV et le Dauphin Louis Ferdinand font de lui un personnage puissant à la Cour. Il fait partie des intimes invités dans les appartements privés du Roi et assiste parfois aux fameux " petits soupers " où le Roi s'affranchit de la lourde étiquette de la Cour.  Cependant, l'auteur ne manque pas de préciser que même anobli (en 1749),  La Martinière demeure à la lisière du monde de la grande noblesse qui forme l'entourage du souverain. Pour ces personnages " de qualité ", le chirurgien, en dépit de son anoblissement, reste quasiment invisible.
Si l'auteur décrit abondement la vie quotidienne à Versailles, il n’approfondit guère la position de La Martinière au sein des jeux de pouvoirs de la Cour. François Iselin insiste  sur l'indéfectible loyauté de La Martinière envers Louis XV ainsi qu'envers son premier protecteur; le Grand Écuyer, Charles de Lorraine. François Iselin évoque rapidement le peu d'affection de ce fervent catholique pour la Marquise de Pompadour et encore moins pour Madame du Barry. Il le présente plutôt comme proche du clan des dévots entourant le Dauphin Louis-Ferdinand.
Enfin, si François Iselin présente La Martinière comme un homme généreux et désintéressé, il faut toutefois noter que le chirurgien du Roi est loin d’être incompétent en affaires. En effet, il construit sa fortune non seulement grâce à ses différentes charges de chirurgien mais participe également, grâce à ses relations, à des opérations commerciales qui lui apportent de substantiels bénéfices, comme par exemple la fourniture des fourrages de la Grande Écurie   .
Sa longévité à Versailles au service de deux rois, prouve, s'il en était besoin, que Germain de la Martinière fut un homme de Cour aguerri.


Destiné au grand public, cet ouvrage est agréable à lire et d'un accès facile, l'auteur n'hésitant pas à mettre en scène la vie quotidienne de La Martinière à travers de nombreuses anecdotes, tout en reposant sur une riche documentation issue notamment des archives de Versailles et de la succession contestée de La Martinière. Avec ce livre François Iselin rend hommage à un personnage clé de l'histoire de la chirurgie, aujourd'hui plus connu pour son injonction à Louis XV, que pour son rôle essentiel dans ma mise en œuvre de réformes qui marquent la fin de l'autorité du médecin sur le chirurgien.