Camille Brunel a publié une biographie romancée sur Lautréamont. Occasion pour nous de revenir sur ce qui pourrait être une relative tendance aux fictions sur la littérature.

Vie imaginaire de Lautréamont de Camille Brunel n’est certainement pas l’exemple le plus frappant d’une tendance critique qui accorde une place majeure à l’imagination (et moins encore le plus malveillant), mais il s’y inscrit involontairement. Lautréamont (ou plutôt Isidore Ducasse, mais par commodité on emploiera Lautréamont) est un auteur dont, malgré les travaux biographiques importants entrepris entre autres par Jean-Jacques Lefrère, la biographie connaît d’importantes lacunes. Le projet assumé par Camille Brunel est de construire un récit ininterrompu de la vie de Lautréamont, qui comble donc ces lacunes par des récits imaginaires. Sa prétention est explicitement de “résoudre l’énigme de cette existence”.

Ce “récit” (comme l’indique la couverture) est donc basé sur une relative “érudition” (comme l’indique la quatrième de couverture), mais cependant refuse l’investigation et la recherche. Ce refus semble partagé par des chercheurs, comme Pierre Bayard, universitaire, qui rappelle que ses publications sont effectuées dans une collection de “fiction” et ne prétendent pas être des travaux universitaires : on remplace la rigueur par une sorte de légèreté ou de frivolité, en la légitimant par l’alibi de la fiction, avec quelques gages d’érudition avancés. Une attitude paradoxale et démissionnaire. Bref, un refus d’assumer ni la fiction ni la recherche, et donc une volonté de se présenter dans une nouvelle voie, qui serait présentée comme innovante. Dans la pratique, les publications de cette nouvelle tendance critique (ou romanesque donc) est la production de sens, production qui devient presque une fin en soi ; cette production de sens s’accompagnant d’une certaine indifférence face à la vérité historique : les éléments fictionnels sont directement mêlés aux éléments factuels.

Cette production de sens revient à prêter un caractère innovant aux lectures interprétatives les plus délirantes, du moment où on les présenterait comme des fictions. Parmi ces lectures, on peut compter celles de Robert Faurisson, proposant une lecture érotique du sonnet “Voyelles” de Rimbaud (interprétation fausse comme l’ont démontré de nombreux critiques) ou croyant voir dans les textes de Lautréamont des supercheries littéraires (ce qui révèle là encore d’une méconnaissance profonde de l’œuvre de Lautréamont). En apposant donc l’adjectif “fiction” sur ces “études”, elles deviendraient des formes innovantes de la critique ou du roman ! Des façons de sonder le secret de l’œuvre ? L’appel à la mort de l’auteur avait déjà incité par amalgame des chercheurs à ignorer la biographie de l’auteur, or cette nouvelle tendance vise presque à ignorer l’œuvre également, ignorant la vérité du sens que des éléments permettent de dégager et lui substituant des interprétations qui seraient sensées toutes se valoir, l’interprétation libre étant présentée comme autant (sinon plus) valable qu’une recherche rigoureuse.

Certes, il est possible de proposer plusieurs lectures d’une œuvre, mais sans jusque-là ériger cette pratique en méthode, les sens produits pouvant simplement se révéler faux au regard de la vérité du sens de l’œuvre (le cas du Lautréamont de Bachelard en est certainement un exemple significatif, proposant une lecture parfois fausse de l’œuvre à cause de la méconnaissance à son époque de certains faits d’écriture, mais proposant un discours critique pertinent). Or, cette tendance de la production du sens pour elle-même ne considère l’œuvre que comme un matériau quelconque (un journal ou une publicité pouvant lui être facilement substitué dans cette production de sens).

Vie imaginaire de Lautréamont par Camille Brunel s’inscrit tout de même davantage dans la lignée de la récente biographie d’Arthur Cravan par Bernard Lacarelle. Tous deux essaient d’imaginer ou de ressentir les événements inconnus de la vie de leurs écrivains respectifs. Or, cette démarche, loin d’être innovante, produit en réalité des résultats comparables aux anciennes biographies romancées, qui en viennent à reconstituer des scènes imaginaires, voire à rapporter des dialogues supposés tenus. Ernest Delahaye ne procédait pas autrement dans sa biographie d’Arthur Rimbaud, mêlant aussi bien les éléments indiscutables et vérifiables aux projections personnelles. Mais là encore, il y a une différence entre ces deux pratiques : Ernest Delahaye ne souhaitait pas ériger la fiction (et la production d’épisodes imaginaires) en méthode. On a l’impression d’être en revanche – dans cette nouvelle “tendance” – dans le plaisir de la construction du mythe et de l’affabulation, sous couvert d’une relative érudition (en l’occurrence d’une simple connaissance des recherches biographiques antérieures). L’inconvénient majeur des auteurs de ces vies imaginaires est qu’ils présentent leur fiction comme une méthode pour cerner l’œuvre ou l’auteur. Et c’est précisément cette prétention qui est critiquable, quand la vie imaginaire ne s’assume finalement pas comme une fiction et souhaite au contraire qu’on lui confère une crédibilité et un caractère scientifique.

Mais soit, même en considérant que ces récits imaginaires ont leur intérêt, quel en est le résultat? Camille Brunel imagine ainsi plusieurs dialogues que Lautréamont aurait tenus, par exemple au chapitre II, un dialogue imaginaire de son enfance, où le futur auteur fait état de ses rêves et désirs de métamorphoses, les métamorphoses étant une des pratiques auxquelles se livre Maldoror, lequel fait à plusieurs reprises l’éloge de ce phénomène. Or, en imaginant ce dialogue, Brunel se situe près de ce que Tzvetan Todorov appelait la “critique évhémériste”, à savoir une erreur de pratique que certains critiques ont mis en œuvre, qui consiste à se baser sur l’œuvre et à la considérer comme une source d’information concernant la biographie de l’écrivain. Ainsi, si Les Chants de Maldoror font état de métamorphoses, ce serait que Lautréamont en rêvait durant son enfance. Les différents chapitres de la vie imaginaire sont ainsi inspirés d’éléments contenus dans Les Chants de Maldoror, la belladone pour le chapitre LXI, par exemple. On connaît d’ailleurs quelques travers de la critique biographique à vouloir projeter une obsession homosexuelle sur la vie de Lautréamont (est-ce qu’on insiste d’ailleurs autant sur les hétérosexuels ?), or dans Vie imaginaire, le cliché résiste, dans des allusions comme l’aveu “avec légèreté” de Lautréamont d’avoir “passé la nuit chez Louis, ce marin homosexuel”. Des strophes des Chants de Maldoror évoquent l’homosexualité, donc Lautréamont l’était forcément ! La fiction inspire la biographie fictionnelle.

Un autre effet néfaste de ce type de biographie libre est, par le refus de l’érudition (à demi-mot puisque la quatrième de couverture dit le contraire), l’auteur de la vie imaginaire risque de méconnaître certains aspects de la vie qui relève d’un contexte différent du nôtre (soit celui des années autour de 1850 à 1870) et par conséquent de projeter sur ces contextes nos propres connaissances ou impressions. Ainsi au chapitre XXXIV, l’auteur de Vie imaginaire mélange des langages d’époques différentes, dans un souci sans doute de donner l’impression de véracité à sa fiction, mais sans y parvenir non plus car l’auteur projette ses propres impressions et non une connaissance de l’époque : une prostituée propose à Lautréamont d’utiliser un “condom” (terme qui est peut-être déjà désuet, les expressions “feuilles anglaises” ou “redingote anglaise” lui étant préférées dans l’usage populaire).

Mais ce serait être tatillon que de reprocher cela si le même phénomène n’était pas reproduit au moins à trois reprises dans la même page 85, où la même déclare à Lautréamont : “Baise-moi” (expression qui semble n’avoir acquis son sens actuel bien plus tard) avant que celui-ci ne lui réponde “je ne fous qu’en bouche ou en cul” (qui est cette fois une expression bien antérieure, et même passablement passée de mode : ce langage serait celui, à cette époque, d’un aristocrate attardé alors qu’il est censé être celui d’un libertin iconoclaste). Bref, des dialogues inventés dans un mélange de langues d’époques très éloignées et anachroniques, pour essayer, avec des clichés, de reproduire une pseudo-réalité malgré une méconnaissance de nombre d’éléments de l’époque qui sert de toile de fond (et pas uniquement limitées à l’univers sémantique). Voilà quelques-uns des risques de la fiction à tout prix.

Outre les approximations dans la volonté de reconstitution historique, se trouvent les erreurs factuelles (qui seront bien évidemment compensées par l’alibi facile de “fiction”), comme dans le chapitre LI qui revient sur le choix du titre Les Chants de Maldoror. Le Lautréamont de la fiction affirme avoir refusé d’appeler son œuvre “Maldoror”. Or, dans une publicité qu’il a sans doute lui-même faite passer dans la presse, il annonce la sortie de ses Poésies par l’“auteur de Maldoror”, et non l’“auteur des Chants de Maldoror”, ce qui démontre que le choix du titre tel qu’il a été légué n’est pas forcément celui voulu par l’auteur (comme ne l’est probablement pas le choix du pseudonyme). La fiction produit donc des contre-vérités malgré l’érudition invoquée.

Certes, on répondra facilement que l’objectif est de produire une fiction (ce qui est vraiment contestable au regard des intentions affichées), mais il est difficile de comprendre en quoi précisément la production de sens fictifs voire erronés, l’ajout de comportements idéalisés, la presque caricature des divers intervenants (ou du moins leur réduction à des agissements presque stéréotypés), permettent de mieux cerner la vie ou l’œuvre de l’auteur, comme le prétend la quatrième de couverture. En admettant qu’on se place dans la pure fiction, il convient alors de juger la forme, et la première phrase donne le ton : “Lautréamont à Pau s’emmerde ferme pendant un cours complètement naze.” Mais, là, il est nécessaire d’admettre qu’il s’agit d’une accroche, d’une phrase travaillée pour séduire un public idéalement jeune, par une attitude cool, petit travers davantage éditorial, qui cependant est rapidement évincé.

Le résultat désiré est un travelling de la vie de l’auteur ; mais qui devient l’équivalent de certains scénarios pour films sur un auteur, qui ont malheureusement le plus souvent l’inconvénient de reproduire une époque avec des clichés historiques et de rétablir la vie de l’auteur avec des approximations et erreurs. Par ailleurs, au chapitre LIV, on nous indique la rencontre entre Lautréamont et Paul Verlaine (bien entendu certainement imaginaire) ; en revanche, à part des projections somme toute gratuites, qu’apporte précisément cette scène imaginaire, si ce n’est le plaisir pour le lecteur de voir réunies deux auteurs célèbres (un peu comme l’apparition ponctuelle de guest stars dans les films commerciaux) ?

Cette tendance des biographies romancées ou de la fiction dans la recherche (ou pseudo-recherche) qui se présente parfois comme une nouvelle forme de critique, se complaît dans les plus grandes facilités qu’autorise la fiction, sans suivre la rigueur de la critique, qu’elle se plaît au passage à insulter gratuitement (“un siècle de recherches passionnées et d’études savantes n’a pas réussi à percer entièrement le mystère de la vie de Lautréamont”). Sur quoi s’appuie l’“érudition” dont il est question dans la quatrième de couverture ? Coquille vide… Il ne s’agit ni de roman, ni de biographie, ni d’autobiographie, ni même d’un nouveau genre hybride. Juste de fictions qui ne s’assument pas et prennent l’alibi de l’érudition pour éviter de se placer sur le même rang que les innombrables fictions ; il s’agit de fictions qui se servent d’un nom prestigieux (qui est un faible risque commercial) comme toile de fond.

D’une façon bien plus générale que dans le livre de Camille Brunel (qui n’est pas volontairement inscrit dans cette tendance critique avouée à demi-mot), ces publications ne se situent pas dans l’innovation mais dans une forme de démission et de facilité. Mon étonnement tient donc en partie à une incompréhension de cette tendance partagée souvent par nombre d’universitaires, qui ne s’assume pas, et qui pourrait contribuer à délégitimer la recherche en la faisant passer pour un divertissement.

Et c’est d’une certaine façon dommage, car avec la fluidité du style de Camille Brunel (et les différentes voies que son récit emprunte, s’échappant souvent de la biographie pour explorer des pistes intéressantes voire des réflexions à partir de sa propre personne ou des éléments évoqués), on regretterait presque que l’auteur ne soit pas allé jusqu’au bout en offrant pleinement une vraie fiction.