Soutenant avec ferveur, tout au long de sa carrière, une lecture organique de l’architecture contemporaine, Bruno Zevi prolonge de façon limpide, grâce à une analyse poussée et largement documentée de la cité de Ferrare en Italie, cette démarche au corps urbain.  

Bruno Zevi propose de raconter l’histoire d’un "ouvrage" urbain, au sens profondément linguistique du terme. L’auteur (1918-2000), universitaire et promoteur du mouvement pour une architecture organique, dans la droite lignée de Frank Lloyd Wright, est également à l’origine du célèbre ouvrage Apprendre à voir l’architecture (1948). Apprendre à voir la ville met en scène la cité médiévale de Ferrare, dans la région d'Émilie-Romagne en Italie, qui voit au cours de la fin du XVe et au début du XVIe siècle une période de changements la faisant entrer dans l’ère moderne. Ces transformations sont caractérisées par la planification de son extension urbaine (l’Addition herculéenne) et un ensemble d’édifices, le tout commandé par le pouvoir en place et réalisé par son principal architecte, Biagio Rossetti. L' "organisme" médiéval adopte au fur et à mesure de ses greffes architecturales les codes de la Renaissance sans que ces imbrications ne le défigurent. Au contraire, elles se fondent délicatement dans le décor médiéval ferrarais. C’est donc grâce au travail cohérent de Rossetti qu'existent à Ferrare une homogénéité architecturale ainsi qu’une certaine harmonie urbanistique minimisant les ruptures entre la ville ancienne et la construction nouvelle. Pour ces différentes raisons, Ferrare serait pour l’auteur un ensemble urbain supérieur à tous les autres. Toute la tâche de Zevi est de démontrer le soin apporté par Rossetti quant à sa manière d’aborder son travail à la fois d’architecte et d’urbaniste ― d' "urbatecte" dit-il ― au point de considérer Ferrare comme la première ville moderne d’Europe.

Un questionnement motivé par des enjeux contemporains sur le rôle de l’architecte taraude Zevi ― l’ouvrage paraît la première fois en 1971 ― : en quoi le développement architectural d’une ville influence-t-il son organisation urbanistique ? A contrario, les espaces urbains configurent-ils les édifices ? Plus généralement, comment saisir l’essence d’un lieu ? À quoi cette essence tient-elle ? En quoi une ville se lit-elle ? Il sert de point de départ à l’étude des contributions architecturales et urbanistiques de Biagio Rossetti. À ce propos, Zevi se demande comment on peut associer pratiques architecturale et urbanistique dans un même travail. La démarche phénoménologique sous-tendue par cette dernière question traduit l’angle de lecture privilégié par Zevi afin de remonter aux origines de la ville moderne tout en réhabilitant les contributions de Biagio Rossetti ― il bénéficiait de peu de crédit dans l’historiographie architecturale moderne ― dans la production de la cité de Ferrare.

 

À nulle autre pareille : la cité de Ferrare

Zevi remarque, en liminaire, la difficulté d’appréhender la personne de Rossetti par rapport à son époque, sa société et ses pairs notamment à cause de lacunes philologiques et de méthodologie historique le concernant. Il propose de les combler en résolvant trois problèmes d’ordre biographique (ou psychologique), esthétique (ou figuratif) et urbanistique (ou social). Ce, pour que la personnalité rossettienne acquiert la légitimité qui lui est due non plus seulement à Ferrare, mais de façon plus générale "dans l’histoire du langage de la Renaissance et surtout la première étape, grandiose, de l’urbanisme moderne européen"   . Ainsi, si Rossetti est présenté comme étant une figure singulière, peu reconnue, et somme toute sans éclat, il se démarque par sa manière d’aborder l’organisation de Ferrare. Pour Zevi, cependant, reconnaître l’importance de son travail ne pouvait se faire qu’à notre époque, "dans laquelle reviennent les termes de la professionnalisation architecturale, de la poésie, de la littérature et de la prose bâtie, et de l’activité créatrice dans la production des villes"   . Rossetti représente alors le contre-exemple de l’artiste de la Renaissance.

 

L’engagement professionnel de Rossetti couvre cinquante ans, plus exactement entre 1466, période où il officie en qualité d’aide-architecte, et 1516, année où l’homme alors devenu architecte ducal meurt. Il se décline en troid phases marquant le passage du vieux Ferrare à la cité moderne grâce, en particulier, à la réalisation du plan régulateur herculéen. 

En première partie, Zevi propose un retour sur les oeuvres de "jeunesse" (le palais Schifonia, le campanile de San Giorgio, et la maison familiale via della Ghiora) de Rossetti. Ces trois premières oeuvres dévoilent ses ambitions architecturales, caractérisées par une certaine intelligence quant à la manière d’appréhender Ferrare, notamment parce qu’elles traduisent une appropriation du modèle Renaissance (dont les principaux contributeurs dans les cités voisines de Florence ou Rimini sont des maîtres tels que Leon Battista Alberti ou encore Brunnelleschi) qui aura des conséquences dans la production de la cité. Ainsi, elles illustrent, notamment à travers le campanile de San Giorgio, l’idée de l’importation du modèle Renaissance. Les codes de ce dernier se mêlent à des codes vernaculaires, c’est-à-dire typiquement ferrarais, dont certaines réalisations hybrides attestent d’une nouvelle logique de production du lieu (adoption de procédés figuratifs) et par conséquent de l’environnement urbain. Toutefois, Rossetti, au fait des dispositifs contemporains de production de l’espace, s’emploie à mettre en exergue les spécificités architecturales associées à la trame urbaine originelle sans succomber à la vanité bourgeoise de la Renaissance. La réalisation de la maison de Rossetti résume son développement culturel à cet égard. Bien que le rythme équilibré des façades imposé par l’architecture de type Renaissance "[renonce] à toute qualification différenciée des espaces intérieurs"   , l’appropriation de certains codes stimule la logique vernaculaire dans le cas de Rossetti. L’intérieur ne triche pas avec l’extérieur, la façade communique la vie familiale. Même si sa maison présente un semblant de symétrie de type Renaissance, à cause de la porte d’entrée construite en son centre, elle fait plutôt écho à la trame des rues, la dite porte devenant alors l’élément figuratif au croisement de celles-ci. Ainsi, la disposition urbanistique traditionnelle, organique, prime jusqu’à un certain point sur le modèle Renaissance. Alors que Rossetti apporte une dernière modification au palais Schifonia, au moment où il entame l' "Addition", il acquiert un "regard" urbanistique. Cette transformation lui permet de corriger l’ordre urbain parce qu’il favorise des procédés figuratifs fuyants, alimentant une énergie cinétique et amenant à fréquenter d’autres lieux. Cette démarche de déceler au plus tôt les caractéristiques qui singularise le travail de Rossetti vise à appréhender la logique sous-jacente à l’origine de l’Addition herculéenne. 

La deuxième partie fait état de la genèse de Ferrare, montrant les transformations successives qu’a connu son schéma urbain jusqu’à ce que Rossetti s’en mêle. Le projet de l’Addition est de doubler au nord la surface de Ferrare. Mais cette extension se démarque parce qu’elle ne répond à aucun canon urbanistique traduisant la volonté de créer une ville "idéale", à la structure rigide ; les plans en damier ou en étoile sont déjà expérimentés ailleurs. Elle renvoie à cette capacité de la part de Rossetti à produire tout en délicatesse et en "ductilité". C’est-à-dire que la production de la cité correspond à des processus démultipliés où "l’art de l’urbaniste réside dans le fait d’imaginer ce processus, de le prédisposer et de l’orienter de telle manière qu’il se traduise, en chacune de ses phases, en une image personnalisée, impossible à répéter, esthétiquement achevée, et pourtant susceptible d’accueillir de nouveaux apports, des agrandissements et des mises en contradictions"   . Ce plan régulateur prévaut par sa portée organique car il puise sa logique dans son articulation avec la vieille ville, dans un élan où résonnent les procédés fuyants et les traits "non-finis" de son travail et ce, de manière à agencer un continuum entre l’ère (aire) médiévale et celle d’une modernité en devenir. Toutefois, l’Addition herculéenne se garde d’être remarquable uniquement sur le plan. La construction des murailles l’accompagnant souligne un passage du plan en deux dimensions à une réelle extension en trois dimensions qui témoigne des véritables motivations du programme. Insistant sur l’importance d’une phénoménologie de l’urbanisme, Zevi inspecte les raisons politiques, économiques, militaires et psychologiques à l’origine d’une telle démarche. Les murailles ne sont pas une parure militaire ou architecturale. Leurs caractéristiques, basses, ouvertes, révèlent l’ingéniosité de Rossetti, sa propension à humaniser l’espace urbain ferrarais en ne retenant pas la fuite du regard. Également, les palais (le palazzo dei Diamanti, le palazzo Prosperi-Sacrati, etc.) et la place de l’Addition qui en découlent viennent soutenir la fondation de l’ensemble et constituer un équilibre entre les différentes parties, anciennes et nouvelles : "Rossetti fut un très grand architecte, au moins dans le palazzo dei Diamanti. Mais sa valeur et son originalité ne résident pas tant dans les "pointes" lyriques que dans le fait d’avoir aussi pensé les édifices les plus prosaïques comme fondations du plan d’urbanisme"   . À ce propos, Zevi met en avant le travail remarquable effectué par l’urbatecte sur les éléments et les dispositifs d’angle aux différents carrefours de l’Addition (surtout sur celui du palais de diamant). Les angles sont alors la clé qui invite à parcourir la cité : ils sont la ressource sur laquelle s’appuie une énergie cinétique et permettent de jouer sur les lignes de fuite, ils accentuent un rendu "non-fini" et mettent en lumière les itinéraires possibles. Les angles interpellent aussi une dimension populaire de l’urbanisme, à travers l’idée, démocratique, de ne pas s’attarder sur un édifice, d’appréhender la cité dans son ensemble. La réalité urbaine de Ferrare ainsi décrite met à plat les plus aisés et ménage les plus modestes par un "processus de planification populaire"   . Rossetti "dé-automatise le langage"   en créant une superstructure aux structures polysémiques- produites par l’élite qui étale son pouvoir- mais appropriables par tous.

Dans une troisième partie, Zevi fait l’examen des dernières contributions de Rossetti, à travers spécialement la construction de palais (le palais de Ludovico il Moro, le palazzo Roverella) et d’églises (San Francesco, Santa Maria in Vado, San Benedetto, San Cristoforo alla Certosa). En ce qui concerne les églises, là encore, le souci d’un aménagement populaire transparaît, par exemple, dans l’élaboration des entrées lumineuses latérales des nefs, desquelles la source des rayons du soleil prête son origine à même la rue. De ces dernières constructions, Zevi tire l’enseignement que la thématique de la Renaissance est un moyen de rationaliser "la vision structurelle", mais sans l’embrasser irréfutablement, de l’accepter de manière dogmatique. Rossetti n’aura de cesse d’articuler la logique vernaculaire aux plus grandes avancées technique et idéologique, au point de composer son propre "langage" bâtisseur.

L’importance du regard dans un processus de planification populaire

On l’aura compris, Zevi s’engage à montrer la cité par ses espaces. Tant et si bien qu’une ville ne se résume pas à ses pleins, mais s’appréhende également par ses vides, c’est-à-dire par les significations que matérialise le phénomène que l’on pourrait appeler d’alternance entre des bâtiments remarquables édifiés par Rossetti et les espaces (les rues et autres via, et surtout les angles) qui les lient. Comme une phrase se lit et est comprise par la nécessaire présence des espaces entre les mots qui la composent. Un tel objet urbain fait que l’agencement de ses espaces se "lit" comme un texte. Apprendre à voir nécessite de connaitre les codes de lecture, de reconnaitre la cohérence des éléments architecturaux d’un ensemble urbanistique, comme autant de phrases qui structurent un texte. Les apports modestes, certaines discontinuités ou ruptures dans le cadre bâti en font un "discours urbain" parfait : "Chaque phrase construite est interrompue ou incertaine ou suspendue afin de renvoyer à d’autres phrases, de manière à tisser le discours urbain le plus soutenu de la Renaissance"   . Si les interventions de Rossetti ont su préserver l’intégrité de la trame urbanistique et de ses couches antérieures, c’est parce qu’elles maintiennent dans toute leur tension dynamique l’oeil qui les regarde, préservant par ce fait même une "spontanéité". Le regard, ainsi, juge de l’énergie cinétique se dégageant du lieu, conserve sa spontanéité car n’étant pas accroché par des éléments architecturaux impersonnels mais entrant bien en résonance avec la structure d’ensemble.

En cela, Ferrare est "elle-même"   et non pas le reflet d’un type urbain. Elle est compréhensible de par son pouvoir de suggestion, renvoyant sans cesse l’un à l’autre les langages architectural et urbanistique. Pour Zevi, la somme des oeuvres architecturales de l’"urbatecte" expriment d’une manière profondément visionnaire le souci "organique" d’appréhender dans son entièreté la ville de Ferrare. 

À la découverte d’une tradition "organique" en architecture 

Un mot sur l’ouvrage de Zevi qui, quant à lui, parce qu’il est agrémenté de plans de Ferrare avant et après sa métamorphose à la suite de l’Addition herculéenne, de photos des édifices construits par Rossetti ou sur lesquels il contribuait de sa touche personnelle, de croquis schématisant l’action architecturale et urbanistique rossettienne et d’une bibliographie thématique agencée par l’auteur, traduit le souci de cerner mentalement la "prose" rossettienne pour que le lecteur se l’approprie à son tour.

Pour finir, c’est un exercice proprement politique auquel s’est livré l’auteur. À travers l’étude ferraraise, celui-ci associe une dimension historique à sa vision "organique", inspirée de F.L. Wright, de la ville. Par le biais de ce travail généalogique et phénoménologique sur la personne de Rossetti, Zevi vise à asseoir les origines de l’urbanisme organique. Soutenir que Ferrare est la première ville moderne signifie que toutes interventions architecturales et toutes altérations urbanistiques interpellant le devenir d’une ville, en somme que tout projet urbain (à comprendre au sens plus large que le projet éco-politico-urbanisitique contemporain, c’est-à-dire à la fois tout cela, mais aussi dans sa dimension vitale) découle, voire dérive, de cette ville. Du moins l’auteur sous-tend-il la filiation d’un urbanisme organique que personne n’a repris depuis ; ou, maintenant, peut-être. 

Apprendre à voir la ville ne peut faire, aussi bien chez les professionnels que les amateurs, que des émules. Face à l’égocentrisme actuel, prévient Zevi, il faut militer pour un urbanisme qui montre la voie de l’avenir, résolument démocratique