Une exploration intime de l’œuvre de Valery Larbaud (1881-1957).

Larbaud est ailleurs. Ou plutôt, il n’est jamais tout à fait là où on l’attend et prend un malin plaisir à désobéir aux codes, à subvertir les représentations les plus stéréotypées et à se soustraire – autant que possible – aux carcans dans lesquels le monde (la société dans son ensemble, bien sûr, mais aussi la république des lettres) enferme les individus et les artistes. Telle est, en substance, la ligne directrice de l’étude de François Berquin : Larbaud des Équivoques, qu’il faut lire comme “L’art beau des équivoques”, c’est-à-dire “l’art, d’abord, de désobéir au Code. L’art beau, en effet, et tellement délicat, de se délier, et de se délier pour ainsi dire lettre après lettre, de toutes sortes de règles et d’obligations”   .

Quelles sont ces règles et ces obligations ? Il y a le nom, d’abord, qui, “comme la noblesse, oblige”   , mais sur lequel l’auteur d’A.O. Barnabooth multiplie les variations et les commentaires. Le point de départ de la réflexion de François Berquin est une remarque de Larbaud lui-même, que l’on trouve dans un court texte intitulé “Des prénoms féminins” : “Jean a sa Jeanne, et même Paul a sa Paule et sa Paulette. Mon prénom, avec un égoïsme masculin qui me désole, refuse de se mettre au féminin. Pour tant de Valéries qu’il y a dans le monde, pas une Valerie (sans accent sur l’e). Condamné au célibat à perpétuité, Valery ne trouvera jamais sa ‘moitié d’orange’”   . Détail insignifiant en apparence, mais qui est présenté tout au long du livre de François Berquin comme le symbole d’un motif récurrent, voire d’une force structurante imprégnant l’œuvre tout entière : le refus de la symétrie parfaite, de la complémentarité absolue, des formes figées et des positions définitives.

Du nom, on passe aux relations amoureuses, jamais aussi belles que lorsqu’elles sont brèves, et des relations amoureuses au mariage, que les personnages de Larbaud désirent tellement qu’ils le fuient avec beaucoup de constance ou, s’il devient imminent, cherchent tous les moyens de le faire échouer. Barnabooth, ainsi, “passe son temps à très consciencieusement rater toutes ses tentatives matrimoniales” : “Bref, de manière tout à fait laforguienne – en ‘fumiste’ accompli – Archibald Olson Barnabooth a toujours une bonne raison pour ne pas passer à l’acte”   . Marc Fournier, le héros de Beauté, mon beau souci…, constitue un autre exemple de ce rejet des contraintes qui est récurrent dans l’univers de Larbaud.

Après le mariage et la famille, les canons littéraires. Larbaud, c’est connu, a expérimenté des formes littéraires originales pour son époque, qu’il s’agisse du monologue intérieur autonome dans Amants, heureux amants… (1924) ou du dialogue effaçant l’identité des locuteurs dans Allen (1927). Pour François Berquin, les textes de Larbaud ont même tendance à “se détacher de leur instance auctoriale”   . Ce qui intéresse l’écrivain, avant tout, c’est l’originalité d’une voix ou d’un accent, autrement dit ce qui fait la richesse unique d’une parole ou d’un texte, ce qui appartient en propre à son auteur : “L’accent – cette présence, hic et nunc, de l’ailleurs et du perdu, présence d’autant plus séduisante qu’elle semble insaisissable –, l’accent est en tout cas l’unique critérium dont use Valery Larbaud dès lors qu’il entend mettre de l’ordre dans sa Bibliothèque”   . Le refus des carcans, des idées reçues et des formes figées ne correspond pas seulement à une revendication de liberté égoïste, mais contribue aussi à fonder une véritable poétique.

Larbaud des Équivoques témoigne de qualités indéniables : François Berquin connaît très bien l’œuvre de Larbaud, prend un plaisir évident à la commenter et met l’accent sur des éléments cruciaux. Il est particulièrement attentif à l’humour, au goût de la plaisanterie et de la mystification, ainsi qu’aux subtils effets de décalage qui donnent toute leur saveur aux œuvres de l’écrivain. Mais le livre comporte aussi quelques limites, voire quelques faiblesses. Tout d’abord, certaines interprétations ne sont pas absolument convaincantes : pour ne citer qu’un exemple, le parallèle entre les sources (le goût des sources littéraires) et la source Saint-Yorre (dont Larbaud était l’héritier), même s’il est suggéré par l’écrivain lui-même, semble un peu forcé.

Surtout, l’appareil critique est presque inexistant et les œuvres sont trop souvent envisagées indépendamment de leur contexte, ce qui constitue un travers fréquent des études littéraires en France, qui tendent souvent à privilégier le contact personnel et intime avec le texte au détriment de l’analyse historique et idéologique. Or il ne faut pas perdre de vue le fait que les écrits de Larbaud, aussi insaisissables soient-ils parfois, restent extrêmement marqués par leur contexte de production. Le refus de tout ce qui est figé mériterait d’être nuancé, notamment en tenant compte de l’importance des cadres de pensée de l’époque dans les productions de l’écrivain, qu’il s’agisse des discours régionalistes et patriotiques de l’entre-deux-guerres, dont il ne manque pas de reprendre certains motifs, ou de sa conception des identités culturelles et de l’ordre européen, qui doit beaucoup aux débats intellectuels et politiques des années 1920 et 1930. Il est dommage que la lecture de François Berquin, intéressante à bien des égards, n’ait pas davantage fait l’objet d’une telle mise en perspective critique. Entre la sensibilité et la rigueur, pourquoi choisir ?