Un ouvrage difficile mais entraînant sur la production de l'homme par l'homme, synthèse entre l'ascèse et la productivité d'homo faber.

Tu dois changer ta vie, le dernier opus de Peter Sloterdijk excellemment traduit, comme les précédents, par le fidèle Olivier Mannoni, lance à l’intelligence philosophique un nouveau défi. Dans l’ambitieuse synthèse des Sphères (regroupées en trois volumes, Bulles, Globes, Ecumes, auxquels se rattache encore Le Palais de cristal), Sloterdijk montrait homo faber affairé à s’enclore, à habiter sous un dôme qui amortisse les bruits et les violences du monde ; la climatisation, la réflexivité d’un espace miroir, des médias filtres et pare-chocs, une Terre enfin dont la rotondité peu à peu vérifiée s’enveloppait d’anneaux et de réseaux capillaires…, retenaient particulièrement l’attention dans un ensemble foisonnant de curiosités liées à cette idée très ancienne et très neuve en philosophie : l’attraction de la forme globe, sa dynamique à travers l’espace et l’histoire, son optimisation esthétique, éthique et organisationnelle. Or, argumente Peter Sloterdijk, de même que le XXe siècle pensa et élabora diverses figures de la réflexivité, le XXIe sera celui de l’exercice.

Tu dois changer ta vie nous entraîne donc d’abord, ou aussi, du côté des salles de sports. Combien de nos contemporains sacrifient chaque jour à l’impératif de forme ou de fitness en joggant, en soulevant des poids ou en pédalant ? Je me rappelle moi-même avoir surpris Peter, alors que nous avions rendez-vous à la réception, courant sur le tapis roulant de la salle de gym d’un grand hôtel parisien ; et nous sommes quelques-uns à dissuader cet adepte du vélo de se lancer dans l’ascension du Ventoux ! La démocratisation du sport, qu’il définit comme déspiritualisation des ascèses traditionnelles, ou nouvelle religion d’un monde sans Dieu – mais non sans transcendance – n’est pas un mince objet de réflexion. Notre idée de la forme vient de loin, du grec eidos précisément, ce double idéal des corps empiriques qui plane chez Platon au ciel des idées, comme la promesse de fitness ou bonne forme hante aujourd’hui les salles spécialisées. "Chacun va jusqu’où sa forme le porte"   , et vivra d’autant mieux (d’autant plus) qu’il perfectionne celle-ci chaque jour, assidûment ; les Sphères montraient homo faber édifiant et habitant ses bulles ; le voici travaillant sa forme, en un mot s’exerçant.

Tu dois changer ta vie commence donc au gymnase, dont les dévôts et les pratiquants oeuvrent en silence, quotidiennement, à se convertir. Car la forme, toujours guettée par l’entropie ou la déchéance, n’existe qu’en acte ; non seulement nous manquons d’une idée stable ou d’une essence qui dirait le propre de l’homme, mais sa (bonne) forme réside pour chacun un peu au-dessus de lui-même, il doit rejoindre celle-ci en pédalant ou en courant, passer sans nul arrêt sa vie à la poursuivre. Cette création (de soi) indéfiniment continuée exige assez souvent un coach ou un entraîneur, celui qui veut que je veuille, ou plutôt qui ne veut pas que je cesse de vouloir ; nous sommes ainsi faits qu’un médiateur veille à ranimer "ma" volonté, faculté plus intime à moi que moi-même – mais qui paradoxalement dépend d’un autre.

Tu dois changer ta vie dans la mesure où le donné (à commencer par ce corps) ne suffit pas à combler ton désir de forme. La totalité est ailleurs, la plénitude toujours à venir. Non seulement l’homme est un excentrique congénital, mais exister pour lui c’est être tiré vers le haut. A la recherche de nouvelles formes : le culte du nouveau en art, et par exemple le mot d’ordre de la Sécession, qui ouvre à Vienne une paradoxale tradition de néolâtrie, va dominer les jugements de goût du XXe siècle, siècle des ruptures et des révolutions sur lequel l’art fait loupe grossissante. De même que la production artistique s’emploie depuis un bon siècle à créer du choc et de la surprise, l’espèce humaine tire de sa marche verticale une postulation vers le toujours-plus-haut ; animal mal identifié mais acrobate de naissance, l’homme semble condamné au dépassement et aux tours de force. Globes examinait en passant les arènes romaines et les jeux du cirque ; le cirque revient ici sous forme de tours d’adresse et d’acrobaties. Akro-bainein, c’est étymologiquement marcher sur les pointes, et par exemple sur une corde tendue au-dessus du public. Que veut dire le préfixe sur, interrogeait Georges Bataille, dans surhomme, surréalisme ou survie ? Comment Nietzsche lui-même maintient-il l’exigence de ces verticales sans dieux, mais non sans athlètes, à la fin d’un siècle qui vit ressusciter l’olympisme, et se superposer les figures de l’ascète, de l’artiste et de l’acrobate ? Une véritable résurrection de la chair s’opère depuis Coubertin, plus internationale et populaire aujourd’hui (plus crédible) que la promesse religieuse, ou socialiste…

Tu dois changer ta vie. Ce mot d’ordre comprimé dans le torse d’Apollon, et explicité dans le fameux poème de Rilke qui donne son motif et son titre à ce livre, nous rappelle la réversibilité grecque de l’athlète et du dieu. L’Antiquité, résume Sloterdijk, eut pour idéal l’ascèse, auquel les temps modernes substituèrent le travail et la production d’objets ; les temps post-modernes, en généralisant le modèle de la fitness et du sport, combinent peut-être les deux étapes précédentes, dans la mesure où l’ascète comme le sportif se performent eux-mêmes ; dans sa pratique amateur, le sport est une objection claire au monde de la marchandise et à la production de richesses simplement extérieures ; comme la religion encore, le temps du match, de la performance ou du record excelle à diviser le temps en créant des moments auratiques, quasi sacrés. L’art a récemment suivi la même courbure autoréférentielle, aboutissant moins à des produits finis qu’à des performances et à des "moments". Et travail en art, en sport, en psychanalyse ou dans la méditation, désigne une perlaboration au cours de laquelle le producteur et le produit, l’objet et le sujet du travail se confondent. Avec une nonchalance méthodique que lui-même attribue à Foucault, Sloterdijk glane au fil de son (gros) livre divers modèles de cette production de l’homme par l’homme, en remarquant que tout travail est secrètement réfléchissant, et dans cette mesure rétroactif ou autoplastique : que veut dire s’exercer en effet, sinon répéter un acte qui rend plus facile le coup suivant ? Cheminer au long ou dans le fil de sa forme, c’est donc se perfectionner en se spécialisant : le potier, le discobole, le dentiste ou le déconstructeur derridien accomplissent de mieux en mieux la même activité, au détriment de mille autres. Toute capacité fonctionne ainsi comme une prophétie autoréalisatrice, elle tend à s’accomplir en s’augmentant d’elle-même. Ce mouvement crescendo, mais qui va peut-être diminuendo celui qui s’y applique, fait l’objet de stimulantes discussions documentées de cas : les grandes conversions par exemple, de Saint Paul, Saint Augustin ou Saint François, furent-elles des sauts existentiels majeurs ou de simples changements d’entraîneurs ? Le concept même de Révolution, amplement discuté au titre du "changement", retrouve ici sa double signification d’un parcours circulaire et d’une émergence radicale.

Tu dois changer ta vie : l’immanence d’un devoir moral, comprimé dans le torse athlétique du dieu, pose bien l’énigme de notre verticalité. Par quelle émulation (coach, entraînement, mimétisme, identification admirative ou sentiment de dette envers les représentations de belles formes) sommes-nous sensibles à de telles injonctions ? Comment Rilke lui-même a-t-il déboîté son poème pour en faire jaillir ce mot, transperçant ? Comment penser l’articulation de l’esthétique et de l’éthique ? La philosophie, souligne Peter Sloterdijk dans le droit fil de Wittgenstien, de Foucault ou de Derrida, souffre d’un malentendu cognitiviste : on attend d’elle des thèses ou des connaissances, alors qu’elle n’apporte qu’une sorte indéfinie d’exercice. Celui par exemple, avec Héraclite, de rester éveillé en combattant divers sommeils qui nous enferment dans des mondes privés. Ces maîtres qu’on dira de mise en forme plutôt que de vérité sont peut-être en passe de disparaître : au nom de la réflexivité, ou d’une démocratie mal comprise de la salle de sport, nous congédions les maîtres de la conduite de notre vie ; "le temps d’apprendre à vivre" (Aragon) s’exerce seul, et à ses propres dépends. Y a-t-il d’ailleurs pour ce qu’on appelle "la vie" une école ? Il suffit de reconnaître qu’un chemin d’action, perpendiculaire à nos existences individuelles, s’ouvre toujours vers le haut ; chacun, s’il choisit l’ascèse, trouve en lui son meilleur ennemi et ne rencontre plus au-dehors que des adversaires secondaires.

Tu dois changer ta vie n’est pas un livre facile, ni écrit pour les amateurs de slogans ou de magazines (fussent-ils de sport) ; sa philosophie de la fitness risque d’échapper longtemps aux accros du rameur, du vélo ou du marathon. Pourtant, lors de la soirée qui se tint au Théâtre de l’Europe, le samedi 5 mars dernier, pour fêter la sortie de ce livre et deux journées d’un colloque Peter Sloterdijk au Goethe institut, à l’initiative du Collège international de philosophie et de Maren Sell, la grande salle était comble. Jeanne Balibar y lut quelques extraits du livre, d’une voix fâcheusement tâtonnante ; deux acrobates y performèrent en silence quelques figures impressionnantes ; mais surtout, Peter aiguillonné par Jean Birnbaum se lança dans une improvisation des plus réjouissantes, qui témoignait d’un véritable exercice, en acte, de la pensée. Par où prendre ce livre plein de verve, de trouvailles, mais aussi de longueurs, de rouerie et de digressions ? Je connais plusieurs philosophes qui ne cachent pas, face aux ouvrages de Peter, leur crainte de se "faire avoir" ; pour ma part, et ce n’est pas une vertu fréquente dans le paysage contemporain, je qualifierai d’un mot ce mélange d’érudition, de fun et de propositions à sauts et à gambades : entraînant