L’étude d’un document extraordinaire, que l’on a appelé “Généalogie fantastique”, où Gérard de Nerval, entre rêverie et délire, se réinvente une famille.

En présentant la Généalogie fantastique, qu’elle qualifie de “rêveuse”, de Gérard de Nerval, conservée dans le fonds Spoelberch de Lovenjoul, à la Bibliothèque de l’Institut, Sylvie Lécuyer nous livre un art du décryptage. L’auteur reprend et complète le déchiffrement entrepris par Jean Richer   , lequel ne s’intéressa qu’à la moitié droite du manuscrit : la double ascendance de Nerval ; délaissant sur l’autre la famille Bonaparte et la fin de l’épopée napoléonienne. L’historienne retrace le contexte de cette élaboration, démêle, déchiffre et commente les diverses zones du manuscrit, archives à l’appui. Pour Sylvie Lécuyer   , bien que disjoint, le document forme un ensemble et doit être étudié dans son intégralité. Par ces notes à usage privé, le poète opère dans la fièvre un véritable travail psychique sur soi.

Par une analyse serrée sur le détail, l’auteur s’en tient aux documents dont elle publie les fac-similés et transcriptions, en réfère aux textes de Nerval et aux témoignages contemporains, s’abstenant de toute interprétation. Dans leur concision, l’introduction (moins de deux pages) et la conclusion (en deux pages) donnent une synthèse magistrale – historienne et littéraire – pointant des éléments psychologiques. La clarté du style sert une pensée dense. Bien au-delà du commentaire, c’est un modèle de méthodologie, d’initiation à la lecture de l’annotation brute, d’investigation de l’histoire intime de Nerval. S’adressant à un lectorat cultivé, au spécialiste d’études nervaliennes, donnant des pistes pour relire l’œuvre, cette lecture, qui touche aux questions de crise identitaire, intéressera le féru d’affabulations généalogiques et de romans familiaux, l’amateur d’écrits bruts, ou le généticien d’œuvre. Nous est révélé un fulgurant travail thérapeutique accompli par Gérard de Nerval que l’on peut rapprocher de la lente restauration du moi entreprise par Aby Warburg avec l’Atlas Mnémosyne, qui intéresse tant aujourd’hui l’historien de l’art.

Une première crise ébranle le poète – structurelle par son passé familial ses rapports conflictuels avec le père – et conjoncturelle suite à ses récents voyages. Alors qu’en juillet 1840 a paru sa traduction du second Faust de Goethe, “Nerval va entreprendre lui aussi sa descente chez les Mères, dans cet ‘infini béant’ où l’irréversible n’a plus cours, où Faust s’élance volontairement hors du solide, hors du fini, on pourrait même dire hors du temps, pour susciter les figures disparues”. Alors qu’il est interné, en février-mars 1841, Nerval, en dérive périlleuse, a jeté ces notes. Ce manuscrit extra-littéraire constitue l’une de ces traces rares où Nerval a pu se fixer et fixer des repères, où, la raison recouvrée, il puisera des matériaux qui serviront à la reconstruction que sont ses poèmes ou les Filles du feu, il détruira lui-même les feuillets d’un journal du chaos.

Ses lectures s’entremêlent à son vécu, à ses rêveries et à son délire qui nourrissent son mythe personnel. Son œuvre, “autofictionnelle” dirait-on aujourd’hui, conjugue érudition et fantaisie. L’écriture serrée, jetée à la diable, crée une bipartition. À gauche, ordonnés, clairs, espacés sont consignés des faits historiques ; la progression napoléonienne se fait dans le calme. En face, la mémoire personnelle déborde l’auteur ; les notes envahissent en tous sens, chaotiquement, la surface du feuillet. Le graphisme donne un effet de racines (appuyées, profondes) et de ramures (légères) ; tel un neurone pris dans un orage neural au centre du papier, l’axone vertical prolonge de façon asymétrique ses dendrites proliférantes vers le bas (côté paternel). Le double lignage disposé tête bêche, exige de retourner le document. Traits, amas en triangles ou encerclés, réseaux tentaculaires, blason, petits dessins, mots soulignés, entourés, termes grecs, truffent et saturent cette “forêt panique” de signes.

Concernant les noms et les dates, Gérard est bien renseigné. Né à Paris, il tente d’allier en lui l’héritage agenais et picard. S’il établit son arbre avec justesse (des erreurs concernent essentiellement sa mère) en s’écartant les extrapolations font fi du réel. Parti de l’ancienne Germanie, il énumère ses ancêtres paternels et leurs terres, mais aussi, par liaisons consonantiques, il se rattache à d’illustres aïeux d’Italie, d’Allemagne, de Pologne, de Corse. De l’autre côté, d’une ligne médiane est l’ascendance maternelle, celle des Laurent et Boucher, acquéreurs du clos Nerval. Ayant emprunté ce nom, Gérard se positionne comme enclavé, excentré du côté maternel, inscrivant quelques Labrunie. La famille paternelle empiète ainsi sur la ligne de front : son père, Étienne, et son oncle, Jean, font la charnière, au pli névralgique. Puis, lui, “fils unique Gérard (nom de baptême) Labrunie, né à Paris en 1808” s’efforce de se rattacher sur les “racines de granite”.

Jean Richer parle d’invasion : “Ses deux moitiés semblent s’efforcer de tenir la balance égale entre la famille paternelle et les ancêtres maternels, entre le Valois et l’Aquitaine. En fait, il y a une apparente rupture d’équilibre en faveur des Labrunie qui envahissent la famille maternelle “comme des soldats qui font irruption dans un foyer calme” : “C’est ainsi que le conflit psychique devient apparent.” Dans ce champ de bataille du nom, Gérard rêvant ses parents au milieu du tumulte des campagnes de la Grande Armée, inscrit-il son propre combat contre et avec le père admiré et détesté, soldat, médecin et impuissant à sauver les siens, accoucheur et inapte à le faire naître et contrariant sa vocation littéraire ? Son ambivalence à l’égard d’une mère adorée, sublimée, qui le hante ? Héritant de sa complexion rêveuse, Gérard vit un état fusionnel avec la disparue, l’Absente sans visage. Sa mélancolie, qu’il tiendrait d’elle ou de l’avoir perdue, accentue les aspects néfastes de sa “destinée”. Notons qu’opposant ses lignées, il privilégie le signifiant “sombre” du nom : Nerval (noir val) renforçant Labrunie, qui, de part et d’autre de l’axe de symétrie, se trouve confronté aux Dublanc (son parrain, non distingué ici, est Gérard Dublanc ; c’est chez les Dr Blanche que Nerval traverse désastre et enfer). Ces dualismes, qui se font jour sur ce document, reflètent sa lutte entre obscurité et lucidité, chaos et équilibre, délire et retour à la raison, à la poésie.

Les ramifications s’étendent à des alliés, voisins, notabilités, aux propriétés et lieux. Puis les digressions marginales mêlent à son histoire familiale des épopées guerrières, des possessions perdues ou lointaines ; le rêveur d’ancêtres tutélaires remonte les âges, transgresse les frontières. Son délire va toucher la périphérie. L’arbre se double de racines toponymiques et étymologiques, d’aires géographiques. Nerval procède en poète, par la force des mots, des associations ; il pense dans la langue. Par ces liens et ces biens, il cherche à se situer dans la suite des générations et des pérégrinations familiales ; il projette un voyage “archéologique” à venir. Il prend possession de l’espace et des siècles sur le papier.

Gérard relie de mémoire les noms, dates et filiations. Or, si les éléments généalogiques sont authentiques (le mot est entouré, bien visible), sa famille réelle ne prend pas consistance. Opérant un racinement, il ne parvient ni à s’y intégrer, ni à opérer la rejonction, ni à s’extraire. Ce fils en carence affective n’accède pas par ces ascendances à son identité, à son incarnation et à sa place de sujet. Nerval n’est pas un sujet. Pris dans ces liens qui le constituent mais ne le fondent pas dans l’existence, il ne peut assumer la succession. Ses notes n’ouvrent pas d’espace pour une alliance ou descendance possibles. Le temps intergénérationnel bute à lui, forclos. Alors, il met à mal sa généalogie, déconstruit ce qu’il sait être réel, attesté, fondé, mais qu’il ne croit pas vrai. La non-reconnaissance est réciproque. Il brouille ses repères par ses divagations. Par des prolongements tentaculaires, la famille ramifie et se propage à travers liens fantasmés et mythes de substitution jusqu’aux Celtes et à l’Europe entière – par glissements du signifiant et par une sympathie mystique (tout comme ses filles du feu pourront s’épandre à tout l’espace). Il s’y perd.

Le vide vaincu à droite, Nerval dresse sur le versant vierge la bonne et glorieuse lignée : la famille Bonaparte (Joseph) dont il se rêve le fils. Il fantasme sur l’“autre” clan ; sur ceux qui, incarnant le siècle, ont inscrit leur nom dans l’Histoire et, en vue d’écrire quelque jour l’épopée napoléonienne, il résume en connaisseur les dernières batailles de l’Empire. Sylvie Lécuyer souligne les points de correspondances (Mortefontaine, le roi de Rome sans descendance, l’identification par l’insuccès). Il s’attache aux “Bonaparte, plus puissants à compenser la vacuité du je suis, suscitant au passage des figures maternelles aimantes de substitution”, “or l’Empereur est ici représenté dans la phase ultime de son destin” : défaite, abdication, exil. “Ainsi, même la puissance de la foudre est impuissante à se soutenir elle-même, a fortiori à combler l’absence, la vacuité de l’être. Autour de la quête identitaire règne un jour crépusculaire”   .

Nous suivons le processus de reconstitution juste et de déconstruction qui se joue. La reconstruction pseudo-érudite et onirique qui agit comme thérapeutique suit trois phases. Parti d’un arbre structuré, appuyé, la confusion déborde le généalogiste. La tentative de glorification familiale tourne court. Pour sortir de l’inextricable et du désordre, il lui faut amplifier, transformer les noms et extrapoler des filiations flatteuses. C’est la vanité qui, a-t-on dit, amène Nerval à la folie : “C’est vrai, si vanité signifie vacuité identitaire, expérience existentielle du vide et de l’absence en soi, que la rêverie a pour fonction de somptueusement compenser ici par le trop plein de filiations illustres”   .

Tels écrits ont-ils été permis par le Dr Blanche ? Aident-ils le patient qui fixe son délire ? Pour Nerval, sa lucidité lui permet de juguler la crise. Ces notes aident le malade à se rassembler, mais, une fois rétabli, le poète y revient pour expliquer, pour extraire les éléments de ses futurs récits. La souffrance, vécue comme moyen de connaissance, comme épreuve mystique, lui révèle son destin. Après la tentation de l’Orient qui lui semblera un détour de sa vocation, Nerval considère que sa mission est de témoigner en recréant en poète l’exaltation, l’intensification, le vertige de tous les sens, l’accès au je est un autre. Mais ressasser ces moments douloureux, mais repasser l’Achéron, mais être fasciné par cette “mania” où se décuplent ses facultés, et les retranscrire les ravive. Pour Richer, Nerval n’a pas la volonté de rompre, de se remettre, de commencer sa vie qui est ailleurs, hors norme et hors temps. De ne pas engendrer le nouvel homme, auteur de soi et sujet, l’ombre se fait revenante.

Si le fils déçoit, le poète résiste et conçoit : “Reste à transférer la puissance d’engendrement au Verbe.” Arrachant au désastre son expérience, ses visions, Nerval s’affilie dans l’ordre de la langue, pour la clarté de la pensée. Sa filiation est celle d’Apulée, de Virgile, de Dante : ces fils d’Orphée revenus des enfers. Aspirant à la vraie Vie, se heurtant au réel, il ne suit pas le modèle de Goethe   . La poésie nervalienne ouvre une voie nouvelle, vers le surnaturalisme et une prospérité poético-esthétique où le Je expérimente ses autres, meurt et devient.