Un récit à tiroirs qui plonge dans l'histoire de Céline et sa bande, de Paris à Copenhague.

Alexis Salatko s’attache à l’histoire de la bande à Céline, manière de Guignol’s Band qu’il passe aux filtres de la mémoire de Max et du regard d’un jeune homme de dix-sept ans qui fait ses premières armes dans la vie comme en littérature. Histoire d’une bande qui est pareillement une histoire de rencontres : Max et Gen Paul, Marcel Aymé et Céline ; Céline et les Allemands et leurs détracteurs ; mais aussi celle de Max avec ce jeune homme qui nous livre le récit rétrospectif de leur amitié éphémère, cimentée par le récit de Max, ancien membre de la joyeuse petite tribu et qui lui raconte Céline.

Ce récit à tiroirs donne ainsi tour à tour à lire l’histoire de Céline, depuis la parution du Voyage jusqu’à son retour en France après sa fuite au Danemark, son arrestation en 1947, son emprisonnement puis son jugement ; l’histoire, littéraire et artistique, mais aussi celle des faits du Paris des années 1930 puis de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation ; celle de Max Hardelot et de sa femme Ginette qui viennent de perdre leur fils Alban dans un accident de moto, et enfin, celle du narrateur lui-même, pour qui le séjour chez ces vieux amis de ses parents, s’apparente à une manière de voyage initiatique.

Le premier niveau de récit, celui du narrateur, est scandé par les prises de paroles de Max qui livre son histoire, dans un dernier souffle, comme pour expier sa faute, la disparition de son fils, et faire œuvre de mémoire avant sa propre disparition. Son histoire est tout autant celle du Paris de l’après-guerre auprès des “gueules cassées de la Grande Guerre [qui] côtoyaient les clodos de la Galette et les apaches de Ménilmontant… Un opéra de quatre sous avant l’heure”   , puis du Paris occupé où se côtoie toute la bande à Céline, de ses amis indéfectibles (Marcel Aymé) à ses amours (Lucette). Il brosse ainsi, en creux, un portrait très contrasté de Céline, l’homme et l’écrivain et pose ainsi très simplement, par l’entremise du regard du narrateur, la question plus ou moins latente à toute réflexion sur Céline : “Comment l’écrivain du XXe siècle qui avait le mieux parlé de l’homme du XXe siècle pouvait-il passer pour le pire des hommes. Peut-être le Dingo connaissait-il la réponse”   . C’est à la recherche d’un semblant de réponse, une réponse loin des jugements trop tranchés, qui donne à lire toute l’ambiguïté du personnage que se livre l’auteur qui finalement, dit essentiellement cette ambiguïté.

Max évoque d’une part l’écrivain en proie avec les difficultés de l’écriture : “Il était sur Mort à crédit. Ce livre le détruisait. ‘Je m’épuise dans ce combat avec l’alligator. Il me prend tout’”   ; le soutien mais aussi l’incompréhension de son éditeur, Denoël, “Vous auriez peut-être pu finir vos phrases, Céline…”   et l’accueil de la critique et du public. De l’autre, c’est l’homme aux prises avec l’histoire que dévoile le vieil homme. Ici encore, l’auteur refuse tout parti pris si ce n’est celui de la nuance supposée mieux s’accommoder de la complexité des choses : “Pour bien juger les choses, il faut remettre les choses dans leur contexte”   rétorque Max à l’impétuosité du jeune homme. “À l’époque, tout le monde était un peu fâché avec tout le monde. On ne savait plus trop qui était qui, qui faisait quoi. […] Céline, lui, continuait à souffler le chaud et le froid”   .

Céline dans l’Histoire semble ainsi se réduire sinon à une girouette, révisant son jugement mais non moins opportuniste, du moins à un personnage énigmatique. Le voilà une fois clairement dénoncé comme antisémite notoire, notamment par son ami Marcel Aymé, tantôt déclaré comme inclassable : “Les Allemands ne savaient pas vraiment où situer le bonhomme, il les déconcertait”   ou encore comme “avant tout Français”, encore sous le coup de la Grande Guerre et qui a dû composer : “Je ne dis pas que c’était très glorieux. Mais il était Français, je le répète, avec tout ce que ça suppose de petites médiocrités, de lâchetés”   . Cette absence de jugement sur l’individu se fonde sur la confrontation des “sources” : témoignage de Max, personnage historique ?, citations de Céline, prise de parole, factice ?, de Marcel Aymé et de Lucette notamment.

Une telle construction narrative permet à l’auteur une prise de distance critique vis-à-vis de la petite histoire de Céline, ancrée dans la grande Histoire, tout en lui donnant le crédit, cependant subjectif, du témoignage. Max raconte Céline qu’il a côtoyé, avec, d’une part, le recul d’un homme sur la fin de sa vie, de l’autre, le passif de cette vie dont il ne dira pas tout. Le narrateur, quant à lui, met à l’épreuve, avec l’impertinence de sa jeunesse et du haut de ses “dix-sept ans, les cheveux sur les yeux, et un dégoût prononcé pour l’ordre établi”, ce témoignage, pointe les contradictions, repousse Max dans ses propres retranchements et cherche ainsi à faire la lumière sur l’histoire de Bouzillman, “Quelle était la nature exacte des relations de Céline avec les Allemands ? […] Pour quelques bons d’essence, il a vendu son âme au diable ? […] Les nazis l’ont tout de même récupéré ?”, et n’a de cesse maintenir vif le questionnement : “Céline es-tu là ? Qu’allais-tu faire au nord ? Chercher ton or ou sauver ta peau ? Mais pour un écrivain, sa peau n’est-ce pas son œuvre ? […] Céline que fais-tu, que penses-tu au moment où l’Histoire bascule ?”   .

Au-delà de la dimension narrative, c’est moins à une réhabilitation de l’écrivain que se livre l’auteur, qu’à une manière de procès équitable où les contradictions de Céline, le contexte historique accusent autant qu’ils disculpent l’homme de toutes les charges qui pèsent sur lui : antisémitisme, intelligence avec l’ennemi, haute trahison, etc.

Le récit, fuyant, cherche-t-il simplement à signifier que Céline l’était aussi ? Impénétrable, inclassable et ainsi soustrait à toute critique ou jugement ? Il est manifeste que juger Céline n’est pas le propos de l’auteur. Aussi, convient-il sans doute mieux de voir dans cet ouvrage une très bonne entrée en matière dans les débats qui agitent détracteurs et défenseurs de Céline mais aussi dans l’univers de l’homme et de l’écrivain. Même à ce titre, on pourra déplorer quelques clichés pour certains rebattus (les points de suspension dans Mort à crédit, l’humanité débordante de Céline médecin) ou encore des mises en scène de la réception du Voyage par le narrateur franchement discutable (quelle drôle d’idée que de rapprocher la prose de Céline du jeu d’Hendrix !).

Enfin, cette entreprise est menée avec entrain, selon un schéma narratif somme toute original. Salatko campe un Max haut en couleur, décrit le contexte historique avec saveur, émaille son propos d’emprunts à la gouaille de Céline pour proposer ainsi un traitement vivant et original de l’histoire de cet écrivain qui était aussi dans le privé, et de cela on ne saurait douter, un homme détestable.

 

Dossier extrait du dossier sur Céline, coordonné par Alexandre Maujean.