La Scala de Milan et le Dorothy Chandler Pavilion de L.A. sont aussi des entreprises : le point sur la gestion des maisons d’opéra en Europe et dans le monde.

A qui veut connaître les problématiques actuelles du monde de l’opéra, on ne saurait que recommander la lecture de l’essai de Philippe Agid et Jean-Claude Tarondeau. Il s’appuie sur un grand nombre de données quantitatives permettant une large comparaison internationale, mais également sur une compréhension fine du secteur, étayée par un travail minutieux sur de nombreux cas d’études.

Si l’on devait définir brièvement ce qu’est une maison d’opéra, ou une compagnie d’opéra, nous expliquent les auteurs, il faudrait la distinguer "d’abord par sa capacité à représenter des œuvres dramatiques chantées appartenant à un répertoire reconnu, ou composées selon les règles que les compositeurs les plus créatifs ont fait et continuent de faire évoluer"   . Ces opérateurs culturels, environ 300 dans le monde, font appel à de très nombreuses compétences, des chanteurs et des musiciens bien sûr, mais également des peintres, des menuisiers, des communicants ou des financiers. Derrière les rideaux, c’est donc bien un ensemble complexe de compétences qu’il convient de gérer, ces ensembles drainant 13 à 15 millions de spectateurs chaque année au cours d’environ 15 000 représentations.

Au cours du livre, on naviguera essentiellement entre les deux rives de l’Atlantique, qui présentent de manière schématique deux modèles économiques relativement distincts, le continental et l’anglo-saxon. Le paradoxe veut que les salles avec les plus grandes capacités d’accueil connaissent également les taux de remplissage les plus élevés en dépit d’une politique tarifaire onéreuse. Si aux Etats-Unis et en Allemagne plus de quatre millions de billets sont vendus, à nombre de places vendues comparable, les maisons allemandes offrent en moyenne trois fois plus de spectacles devant des publics trois fois plus petits. De ce fait, l’équilibre entre les trois types de ressources, la billetterie, le mécénat et les subventions publiques, varie également. La billetterie représente plus de 45% des budgets de fonctionnement à Chicago, Detroit ou Zurich mais moins de 8% à Ostrava, Leipzig ou encore Francfort. Le mécénat constitue ainsi une force réelle aux Etats-Unis tandis que les Européens sont plus dépendants des deniers publics, ce qui induit des contreparties dans le domaine de la gouvernance. Les salles continentales sont davantage tributaires de leur histoire : la Scala de Milan a par exemple été fondée en 1778, deux ans avant l’opéra de Bordeaux, à une époque ou le plateau et les équipements scéniques n’étaient évidemment pas les mêmes qu’aujourd’hui. En un mot, contraintes par des salles plus petites que leurs homologues américaines (la jauge du Staatsoper de Berlin n’est que de 1400, contre plus de 3000 places pour la compagnie d’opéra de Los Angeles), elles doivent organiser davantage de spectacles au risque de voir baisser le taux de remplissage global, mais peuvent néanmoins s’appuyer sur les pouvoirs publics.

Un préjugé tenace veut que la maison d’opéra soit un lieu hors du temps, pour ne pas dire dépassé, promouvant un art essentiellement élitiste. Pour le dire autrement, l’opéra est parfois réduit à n’être considéré que comme un lieu de conservation d’un patrimoine de répertoires et de traditions. Bien sûr, la programmation semble attester d’une certaine permanence des choses : force est de constater que c’est un répertoire au final assez restreint qui s’impose, venant essentiellement d’Italie, d’Allemagne ou d’Autriche. Les créations contemporaines sont beaucoup moins suivies que les œuvres du XIXe et du début du XXe. Pour illustrer ce point, il convient de rappeler que "plus de la moitié des spectacles lyriques représentés dans le monde ont été composés par Mozart, Verdi, Puccini et Wagner"   . Cette apparente stagnation des productions est trompeuse, puisqu’elle n’empêche pas les maisons d’opéra d’être aujourd’hui à la recherche de nouveaux publics, une étude montrant par exemple en 2008 que l’âge moyen du public de l’opéra de Paris serait passé de 52 à 46 ans au cours des cinq années qui précédaient. De même, les nouvelles technologies telles que la diffusion en haute définition des spectacles dans des cinémas, à la télévision ou sur internet, permettent d’élargir une audience encore restreinte.

L’opéra ne peut être réduit à un art figé et vieillissant : de fait, les maisons d’opéra sont également des lieux de création. Elles sont aujourd’hui largement parties prenantes du processus de mondialisation, qui peut prendre différentes formes, imposant des standards exportables ou des vedettes internationales. "La circulation des artistes forme la partie la plus visible de la mondialisation des maisons d’opéra. Les productions, les professionnels de tous pays circulent de nos jours de maison en maison. Les modes de production tendent à se ressembler, sinon à s’uniformiser, des standards de qualité internationaux à s’imposer"   Dans le même temps, remarquent justement les auteurs, il faut relativiser ce constat, puisque les chefs des maisons d’opéras américaines recrutent aujourd’hui des Américains, et non plus des Européens comme cela était généralement le cas jusqu’en 1945   .

Le cœur d’activité de la maison d’opéra, la programmation des œuvres de l’art lyrique, fait elle aussi l’objet d’arbitrages par le manager. La programmation, généralement pluriannuelle, implique en effet d’anticiper et de prendre des risques sur l’audience et sur les ressources. Selon les risques estimés, la maison d’opéra trouvera un équilibre entre la reprise de classiques garantissant un public et la création, dont le public reste à trouver. Contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre, l’Europe n’est pas moins innovante en la matière. En effet, le modèle continental européen s’avère davantage concerné par la création que le modèle américain, qui construit en règle générale sa programmation sur le succès de quelques "valeurs sûres". On le voit, les maisons d’opéra s’adaptent à un environnement changeant tout en étant tributaires des contraintes héritées : le mérite essentiel de cet ouvrage consiste à mettre en relief ces différents enjeux, de la maîtrise des coûts en temps de crise au développement d’une politique de programmation ambitieuse, en passant par la recherche de nouveaux publics