L’historienne Gisèle Sapiro cherche à situer l’origine de la croyance publique en un pouvoir de la littérature. Un temps où l’on pouvait dire de l’écrivain qu’il répandait “dans des cités, dans des provinces entières, des poisons corrupteurs des âmes…”

“Les gouvernements suspectent la littérature parce qu’elle est une force qui leur échappe”   , écrivait Zola en 1879 dans Le Figaro. Tout dans cette affirmation, jusque dans la conviction de son accent, interpelle le lecteur moderne. À cette heure, c’est le voisinage des termes “force” et “littérature” qu’il trouvera suspect – sans parler de l’irruption inattendue des “gouvernements” sur la scène littéraire. Il y a longtemps que les pages ne sont plus pleines de poison. À y regarder de plus près, la littérature perdait de son pouvoir à mesure que le libéralisme s’étendait à l’échelle planétaire. Qu’est-ce qui l’explique ? Le livre de l’historienne Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain, donne un élément de réponse en situant l’origine de la croyance généralisée, publique, en une force de la littérature : le pouvoir de l’écrivain est révélé par la censure que l’autorité oppose à ses écrits qui la transgresse ou qui transgresse la suprême valeur dont elle est le dépositaire – valeur qui a pu changer au cours de l’Histoire : la religion d’État au XVIIIe et XIXe siècles, le culte de la nation sous la IIIe République, etc.

C’est là l’hypothèse centrale du livre ou pour paraphraser : “Il y a […] une relation et une imprégnation réciproque entre les représentations qui fondent la responsabilité pénale de l’auteur d’écrits, telles qu’elles ressortent des débats qui se sont tenus lors des grands procès littéraires (sur lesquels l’auteur s’attardera dans le détail), et les conceptions de l’éthique professionnelle du métier d’écrivain qui se sont élaborées en France aux XIXe et XXe siècles”   . Dans un régime ultralibéral, sous lequel la censure n’a plus cours (du moins d’une aussi franche manière), on comprend que l’idée même de pouvoir de la littérature n’ait plus de sens. Les gouvernements ne s’embarrassent plus de la réception des œuvres, ce qu’ils firent par la voie pénale et qui fut, à l’époque des procès de Béranger et de Paul-Louis Courier, une forme de consécration pour l’artiste. L’État légitimait ceux qu’il voulait condamner.

Désormais, la réception est tout entière laissée au public sous le prétexte bien-pensant que “toutes les opinions se valent”. L’analyse a peu à peu déserté la plupart des magazines littéraires. S’il y a une apparente diversité des œuvres dans les pages de ces revues, la censure existe toujours mais par le bas. L’un des critères les plus discriminants sur lesquels elle se fonde est, plus encore que par le passé dans une société en fête, lié à l’idée de divertissement. Dans la Rome antique, le peuple voulait du pain et des jeux ; aujourd’hui, il ne veut plus que les jeux, écrivait quelque part Philippe Muray. Reste que Don Quichotte fut considéré comme une œuvre de pur divertissement pendant plus d’un siècle ; gageons que les manchots d’aujourd’hui feront les Cervantès de demain.

Gisèle Sapiro cherche à déterminer les conditions de l’élaboration de la croyance publique en un pouvoir de la littérature, sans aller cependant jusqu’à décrire l’effritement de celle-ci. Il est regrettable qu’elle s’attarde si peu sur notre siècle ; on aurait aimé que sa précision soit mise au service d’une analyse des possibilités actuelles de la littérature. Mais, comme on l’a dit, les sept cents pages de ce livre permettent avant tout à cette nécessaire réflexion – qui, faute de recul, ne peut être que personnelle – de s’élaborer.

Les recherches de Gisèle Sapiro indiquent donc que la figure moderne de l’écrivain puissant est née dans le tribunal. Déjà, si la mention du nom de l’auteur sur l’œuvre fut rendue obligatoire par l’édit de Châteaubriant en 1551, ce fut moins pour lui reconnaître une forme de droit moral (il faudra encore attendre deux siècles pour cela) que pour savoir qui devait être puni en cas de litige. Ensuite, l’opprobre jeté par les contre-révolutionnaires, au début du XIXe siècle, sur Voltaire et Rousseau de même que l’acharnement que mirent les autorités de la Restauration à censurer leurs écrits, contribuèrent à reconsidérer le rôle de l’écrivain, jusque-là réduit au rang d’amuseur, de fou du roi, de courtisan des lettres. Ainsi peut-on lire sur une fiche de l’abbé Mutin, censeur au ministère de l’Intérieur : “[…] Un écrit de Voltaire est cent fois plus dangereux que tout autre écrit […]. Voltaire est et sera toujours l’écrivain le plus corrupteur, parce qu’il est et sera toujours l’écrivain le plus populaire, le plus moqueur et le plus spirituel”   . Si jamais on ne retira sa dépouille du Panthéon, contrairement à ce qu’écrit Gisèle Sapiro   , l’exhumation fut tout de même suggérée à Louis XVIII au moment de rendre le monument au culte. Pour l’anecdote, le roi répondit : “Laissez-le donc, il est bien assez puni d’avoir à entendre la messe tous les jours.”

Par la suite, les procès de Béranger et Paul-Louis Courier sous la Restauration, condamnés pour outrages à la morale publique et religieuse, confirmèrent, en l’institutionnalisant, la nouvelle figure de l’écrivain : il tire désormais sa légitimité du peuple. La condamnation pénale, au lieu qu’elle le rende infâme, l’auréole de gloire. Gisèle Sapiro décrit le processus d’autonomisation de la littérature qui se joue sous la Restauration, processus dont elle nous fait très clairement comprendre l’importance. La notion de “sacré” passe de la religion à la littérature, qui ne tient plus sa loi que d’elle-même et s’émancipe de la morale religieuse, préparant le terrain aux premiers romantiques qui, eux, l’émanciperont de toutes choses.

Ce transfert du sacré, ainsi que la référence aux philosophes de l’Antiquité dont Voltaire a célébré l’ascétisme dans l’article “Philosophie” de l’Encyclopédie, sont à l’origine du nouveau positionnement de l’écrivain, prophète laïque, désintéressé, serviteur de la vérité. Une figure qu’incarne Victor Hugo. Héritiers de la philosophie kantienne, les romantiques prônent un art pur, dissociant le Beau désintéressé, “finalité sans fin”, du Bien et s’opposent aux principes de l’Art poétique de Boileau. Position que radicalise Théophile Gautier dans sa préface à Mademoiselle de Maupin : “Tout ce qui est utile est laid.” Les tenants de l’art pour l’art – desquels finiront par se distinguer les premiers romantiques qui voudront encore croire en une mission de l’artiste et s’engageront politiquement (Hugo, Vigny, Lamartine) – achèvent ce processus d’autonomisation : après la religion et la politique, la littérature s’émancipe du public chez certains écrivains postromantiques comme Baudelaire ou Flaubert. Les procès où ils siègent sur le banc des accusés sont fondamentaux dans l’histoire littéraire. Car c’est bien à un long cours d’histoire littéraire que nous convie Gisèle Sapiro. Une séance dont on aurait aimé, parfois, qu’elle se dispense de l’arsenal terminologique péniblement forgé par les universitaires ou emprunté à la sociologie de la littérature (Bourdieu en tête). Au reste, l’abondance de données chiffrées et les très nombreuses références, bien qu’elles attestent de la fiabilité des travaux de l’historienne, nuisent quelque peu à la clarté générale du propos.

En réaction aux compromissions romantiques, certains auteurs affirment un pouvoir propre, indépendant, ce qui gêne l’autorité. Les Goncourt note dans leur Journal   : “Il est vraiment curieux que ce soient les quatre hommes les plus purs de tout métier [dans le sens péjoratif que, dans Oberman, Sénancour donne à ce terme, appliqué aux hommes de lettres qui ‘font le métier’   ] et de tout industrialisme, les quatre plumes les plus vouées à l’art, qui aient été traduits sur les bancs de la police correctionnelle : Flaubert, Baudelaire et nous”   .

Gisèle Sapiro démontre, de façon convaincante, que le reproche qui leur est fait est avant tout esthétique. Lors des procès, le mot de Buffon pourrait servir d’argument – ou de préjugé – à l’accusation : “Le style, c’est l’homme même.” Les tribunaux lisent dans la forme la manifestation de la personnalité de l’auteur. Ainsi, pour les plaignants, l’objectivité du narrateur de Madame Bovary, son impassibilité, son ironie – bref tout ce qui participe d’une logique de distanciation – signifient nécessairement l’immoralité de l’auteur. Or Flaubert est amoral. Il veut que l’art comprenne le monde sans le juger, conception éminemment subversive puisqu’elle rejette la définition pénale de la responsabilité de l’écrivain. À ses yeux, comme à ceux de Baudelaire, ces procès n’ont aucun sens. “Il y a de l’immoralité à bien écrire”, note Flaubert un peu tristement à la veille de son procès. Sartre estimait que le refus de l’auteur d’endosser la responsabilité de la voix narrative fondait l’irresponsabilité de l’écrivain ; une position qui convainc davantage que celle de Gisèle Sapiro.

Elle estime, au contraire, que ce refus porte une “nouvelle définition de la responsabilité de l’écrivain”. Partant, elle suppose que Flaubert poursuivait un but moral en écrivant Madame Bovary. C’est bien ce que soutint la défense lors du procès et, dans sa correspondance, Flaubert lui-même. Mais l’écrivain n’était pas sans contradictions qui, par ailleurs, jurait n’avoir d’autre ambition que celle de faire tenir une œuvre par le seul style. Selon lui, l’empreinte de la subjectivité de l’auteur perturbe le réalisme de l’œuvre ; et seule la vérité des tableaux peut avoir un effet moral. Cela suppose que le lecteur soit capable de discernement et de jugement face à une représentation véridique de la réalité. Quand on sait le mépris dont ne se cachait pas Flaubert, sa véritable haine du public, l’idée qu’il puisse lui accorder une telle clairvoyance semble douteuse. Reste que cette supposition est significative du changement qui s’opère dans les esprits quant à la responsabilité de l’écrivain : de subjective (une volonté consciente de l’auteur), elle devient objective (c’est-à-dire “mesurée à travers les effets, indépendamment des intentions de l’auteur”   ). Lors de son procès, Oscar Wilde poussera cette conception à l’extrême, tenant chacun pour responsable de ce qu’il lit dans un roman. L’artiste ne peut être jugé par les lois des hommes car son génie ressortit à une puissance supérieure à celle du commun des mortels.

Le processus d’autonomisation de la littérature sera avalisé, nous dit Gisèle Sapiro, par les procès d’écrivains à la Libération. En effet, les tribunaux furent moins cléments avec les auteurs qui se piquèrent de politique (Robert Brasillach, Fabre-Luce) et les pamphlétaires (Louis-Ferdinand Céline, Lucien Rebatet) qu’avec ceux qui se cantonnèrent à une stricte activité littéraire. Ainsi, paradoxalement, revendiquer la littérarité de ses écrits apparut comme le meilleur moyen de se prémunir d’une condamnation. L’irresponsabilité de l’écrivain devint une stratégie de défense. Céline, après-guerre, ne cesse de répéter que les persécutions dont il est victime ne datent pas de ses pamphlets antisémites mais de 1932, du Voyage au bout de la nuit :

– Vous fûtes donc persécuté par les ennemis de votre style ?... si je comprends bien… ou les jaloux de votre style ?...
– Oui, Monsieur le Professeur Y !... Ils m’attendaient tous au tournant !... Je me suis donné pour ainsi dire !...  

Le collaborateur accusé qui plaidait n’avoir été qu’écrivain était acquitté, parce que l’écrit littéraire n’avait pas de pouvoir. Faire de la littérature, c’était être irresponsable ; et l’irresponsable est comme l’enfant ou le fou. En 1938, Gide, abusé, disculpait Céline sous le prétexte que ses délires antisémites n’étaient “pas plus sérieux que la chevauchée de Don Quichotte en plein ciel”   . La théorie sartrienne de l’engagement a tenté de combattre cette posture d’irresponsabilité, s’en prenant à ses penseurs originaux, Flaubert et Baudelaire. Mais quelque chose était perdu, peut-être irrémédiablement. Gisèle Sapiro évoque deux autres facteurs – sur lesquels elles passent rapidement, sans doute parce que trop actuels – ayant concouru à la perte de pouvoir de l’écrivain : le “remplacement de la répression judiciaire, qui permettait un débat public, par une censure administrative”   et les changements structurels du milieu éditorial français (soit les phénomènes de concentration que connaît le secteur, ses croissantes intégrations verticales et horizontales). D’autres raisons existent, qui ne sauraient être saisies par le regard de l’historien. Dans l’une des préfaces à Lucien Leuwen, Stendhal écrivait : “[…] La démocratie amène nécessairement dans la littérature le règne des gens médiocres, raisonnables, bornés et plats, littérairement parlant.” Reste que le livre de Gisèle Sapiro se présente comme une base solide sur quoi peut s’édifier une réflexion sur le pouvoir de la littérature aujourd’hui. Les prolongements de cette réflexion appartiennent sans doute à la sociologie de l’esprit et, sans conteste, à la littérature elle-même