Un choix savoureux de lettres d’aspirants écrivains à Raymond Queneau.

“Rêve de milliers de Français, être publié”, écrivait Marguerite Duras dans une enquête sur l’édition en France. Raymond Queneau en savait quelque chose. Le célèbre écrivain fut en effet également éditeur chez Gallimard, où il reçut des milliers de manuscrits accompagnés de lettres d’aspirants écrivains. Ce livre fait son miel des plus belles ou des plus drôles de ces lettres envoyées par des célèbres inconnus à Queneau de 1947 à 1974. Cet ouvrage situé entre le jeu érudit et l’exercice philologique est donc comme une petite découpe dans un immense texte non consacré, non retenu, oublié. Littérature potentielle ?

Exercices de style
Écrire une lettre à un éditeur n’est pas un simple geste bureaucratique : c’est tout un exercice de style. L’aspirant écrivain veut y donner un aperçu de sa génialité, et surtout séduire l’éditeur ciblé. Non seulement l’apprenti mobilise toutes les ressources de sa plume ; il en appelle aussi à des arguments extra-littéraires : rhétorique de l’apprenti.

Distance respectueuse, flatterie ou flagornerie sont souvent de mise (“Maître”…). Rien de tel qu’encenser ses ouvrages (en l’occurrence, surtout Zazie dans le métro) – même en avouant ne pas les avoir lus. Par ailleurs, l’apprenti aime adopter également un ton décontracté, plaisant, badin. En revanche, l’apprenti impatient – ou, pire, vexé – n’hésitera pas à adopter des procédés moins sympathiques : mélodrame, pathos, intimidation voilée, demande péremptoire de rendez-vous, chantage affectif, ou même culpabilisation morale (“Votre non-réponse serait regardée comme une fuite facile”).

Certains préfèrent parler directement de gain et d’argent : “Avec moi, vous feriez une bonne affaire.” D’autres jouent de la séduction : “Vous devez être un type un peu dans mon genre.” L’idée d’écrire au papa de Zazie encourage la cordialité, mais elle peut aussi être terrorisante : “Pour avoir le courage de vous écrire, je suis en train de boire de l’extrait de fenouille [sic]”… angoisse pataphysique. Le dialogue dérape souvent de façon inattendue. Tel écrivant signe une lettre incendiaire par la douce formule finale : “Tout mon mépris.” Tel autre au contraire s’en remet “à la grâce de Dieu et de M. Gallimard !”. Amen.

On l’aura compris, tous les styles sont permis pour prier Saint Queneau d’intercéder auprès de Dieu : “Ampoulé, vulgaire, interrogatoire, fantomatique, philosophique, apostrophe, maladroit, désinvolte, partial, impuissant, modern style, probabiliste, paysan, précieux, inattendu…”

Le métier de l’écriture
Tableau de la “littérature anonyme”, ce recueil montre avec humour les affres et les et questionnements qui parcourent la vie d’un apprenti écrivain… raté. Il est presque dommage, du reste, de ne pas y lire aussi quelques lettres signées par des noms connus. Car ces lettres montrent bien, malgré tout, le travail d’élucidation et d’enquête qui entoure la genèse d’une œuvre, même inaboutie.

Certains aspirants écrivains sont plongés dans les affres de la création. D’autres caressent des projets fort divers : un théologien propose, après le refus d’un “petit roman”, une monumentale “somme méphistophélique” de savoir   . Un autre écrivant propose, à côté d’une première version d’un roman, une version alternative où il renverserait entièrement l’ordre de l’intrigue, avant d’en bouleverser la fin !

Le métier de l’éditeur
Il y a presque de quoi regretter, donc, que ces manuscrits aient été oubliés. L’on se met à rêver d’une anthologie monstrueuse, dans un gros volume papier bible de tous les recalés, comme aurait déjà voulu Paulhan.

Dans ce laboratoire délirant d’idées et de projet, l’éditeur doit intervenir pour remettre de l’ordre. Comme on n’a plus ses lettres, on ne sait pas exactement comment il procède. Selon Queneau, de toute façon, le professionnel des lettres se distingue immédiatement de l’amateur   .
Si Queneau reste un peu mystérieux sur ce qui fait la différence : pour lui, “le jugement est porté en quelques lignes… et il est immédiat… et il est définitif…”   . Ce savoir incommunicable révélera, entre autres, Marguerite Donnadieu avant qu’elle ne soit Duras.

Véritable recueil de pépites, joliment illustré, ce recueil de lettres est donc une belle curiosité de libraire mais aussi un hymne paradoxal à l’écriture et à ses métiers. Une fois refermé, il laisse dans l’air une subtile nostalgie pour une autre époque, où l’on pouvait adresser à Raymond Queneau des lettres manuscrites à l’encre bleue.