Un catalogue d’exposition riche, avec analyses brillantes sur les rapports de Wagner à cette peinture qu’il ne comprenait pas et qu’il a pourtant fort influencé.

Quelles résonances a eu dans la peinture l’œuvre de Richard Wagner selon le rythme des temps, des lieux, des mouvements de peinture, et des supports graphiques, des grandes toiles narratives à l’huile, aux estampes et dessins plus intimistes ? Les relations entre la musique de Wagner et la peinture sont évidentes, dès les premiers instants de ses œuvres, qui empruntent initialement au mouvement historiciste contemporain les thèmes des premières grandes scénographies. Mais la problématique s’élargit considérablement si l’on tient compte de la période 1850 jusqu’au présent, dans une perspective internationale. C’est le pari qui a été pris par le Musée d’art et d’histoire de Genève en essayant de comprendre les parcours individuels d’artistes impressionnistes, symbolistes, sécessionnistes viennois, nabis, expressionnistes ou surréalistes, acquis à cette curieuse entreprise de "peindre" Wagner. S’agissait-il seulement d’en faire le portrait, à l’instar de Renoir, à l’entrevue houleuse avec le musicien ? De rendre compte d’une émotion susceptible de fondre l’écart saisissant entre réalité et imaginaire ? Ou encore d’annuler ce dilemme par une vision onirique, voire hypnotique ?

Le catalogue de l’exposition s’accompagne en préambule, ainsi qu’en conclusion, de deux séries d’articles complétant les analyses et les perspectives des œuvres picturales consacrées à Wagner. Comme on le rappelle dans l’avant-propos, l’exposition de 1983-1984 Wagner et la France avait développé certaines relations entre cette œuvre musicale et le monde des arts. Mais l’étendue des analyses développe cette perspective par un panorama impressionnant d’artistes de divers ordres, peintres de premiers plans, peintres moins connus ayant pu collaborer aux projets scénographiques wagnériens (Hans Thomas), ou peintres locaux dont l’activité peut être liée à un activisme (peintres catalans dans la quête identitaire de leur région). Les relations entre ces artistes et Wagner sont elles-mêmes pensées en fonction de leur proximité à la musique et d’une réflexion sur la place ambiguë de la peinture chez le compositeur.

Certains des premiers artistes à peindre Wagner sont des mélomanes et admirateurs précoces comme Fantin-Latour, l’un des premiers français à Bayreuth. S’inspirant des scénographies tout autant que du rythme des phrases musicales dans la sculpture de ses silhouettes féminines, Fantin-Latour réalise par une attention première aux couleurs des jeux de lumière oniriques. L’œuvre opératique n’est peut être pas ici un prétexte, mais plutôt un commencement. Odilon Redon critique cette démarche, mais n’hésite pas à proposer lui-même des lectures graphiques précises des personnages wagnériens, par des lithographies sans couleurs. Si Fantin-Latour prend lui aussi ce parti d’éteindre la couleur, c’est pour atteindre, par de violents contrastes noirs et blancs, une lumière toute aussi énigmatique que celle des œuvres peintes.

Certaines de ces œuvres sont éditées dans la Revue wagnérienne, fondée par Edouard Dujardin, dont les trois années d’existence donnent un matériau de choix au thème proposé. C’est aussi l’occasion de comprendre en quoi Wagner est pensé comme inspirateur des arts, initiateur du symbolisme, et des productions de Degas, Moreau, Redon comme des "faits wagnériens". Cette revue se fait aussi l’écho des protecteurs francophones de Wagner à l’instar de Baudelaire, Liszt, Nerval, ou Gautier.

Or, il nous est cruellement rappelé combien Wagner ne comprend pas la peinture de son temps, n’hésite pas à hausser le ton face à Renoir, et ne permet pas une symbiose artistique réelle. Si les décors scénographiques ne sont pas de simples toiles en trompe-l’œil, elles ne sont pas non plus au diapason de l’art contemporain. L’absence d’osmose entre Wagner, l’impressionnisme, et certains peintres de premier plan témoigne de la difficulté de marier des projets individuels ambitieux. C’est ainsi que Böcklin et d’autres refuseront de peindre pour Wagner. On reprochera d’ailleurs à Wagner (Kandiski) d’avoir rapproché peinture et musique de façon superficielle, "externe" dira-t-on plus pudiquement.

Pourtant Wagner a eu chez certains artistes un rôle précis, comme celui joué dans le tournant artistique de Jean Delville, du naturalisme au symbolisme, dans un contexte favorable à Wagner. L’importance du dessin pour le portrait, associé à des contrastes lumineux étonnants, souvent à contre-jour, met en scène le divorce atténué du rationnel et de l’irrationnel. C’est encore dans une œuvre de James Ensor que l’envolée des Walkyries dans un ciel tumultueux permet d’affirmer mieux qu’ailleurs un subjectivisme radical.

Ces quelques éléments indiquent la qualité des analyses et les nombreux liens tissés entre Wagner, sa musique, son goût pour la peinture et des artistes mélomanes contemporains ou plus tardifs dont on n’a pu tenir compte de façon plus exhaustive. Peindre Wagner demeure une activité de notre temps, comme il est rappelé par l’analyse de quatre œuvres de Christopher Le Brun des années 1990. Enfin, l’ouvrage se clôt par quelques nouveaux liens établis avec la littérature et le cinéma, en un panorama aussi divers que riche, invitant plus qu’à une autre rencontre avec Wagner, mais aussi à la découverte de côtés cachés, intimistes et mélomanes, d’artistes à découvrir ou à redécouvrir.


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crédit photo : Paysage du temps/flickr.com