“L’homme au gilet rouge de la bataille d’Hernani : c’est l’image légendaire que conserve Théophile Gautier dans la mémoire collective. Et la légende dit vrai.”

À l’occasion du bicentenaire de Théophile Gautier (1811-1872), Stéphane Guégan propose de revenir sur la carrière du Jeune France. Il nous emmène à la [re]découverte de l’artiste : car Gautier n’est pas seulement le “parfait magicien ès lettres françaises”   ou le romancier de Fracasse, pas seulement le feuilletoniste ou le conteur fantastique, il est également et avant cela l’esthète au service de l’art, au sens pluriel du terme. Que l’on songe, pour s’en convaincre s’il y a lieu, à son apprentissage pictural dans l’atelier de Rioult, à ses livrets d’opéras et ballets, à ses colonnes de descriptions archéologiques ou à ses comptes-rendus aux Salons annuels. Artiste “polygraphe” donc, il ne pouvait trouver meilleur plume pour sa biographie que celle de l’historien et critique d’art chargé de mission à la conservation du musée d’Orsay. Aussi, le lecteur ne s’étonnera guère, ou fort heureusement, de découvrir deux dossiers d’archives joints à l’intérieur de l’ouvrage. Peintures, sculptures, extraits de journaux, photographies ou encore caricatures viennent enrichir davantage ce colossal travail de recherches et d’illustrations du XIXe gautierien. Traiter de Théophile Gautier, c’est aborder l’art sous son angle protéiforme : l’amoureux des formes et des contours sculpte ses vers et colore ses récits en véritable peintre à la plume.

À la première d’Hernani, il sera tête de file hugolâtre aux cheveux longs et au gilet rouge : l’ami de Gérard de Nerval prend le parti de “l’armée romantique” aux côtés de Pétrus Borel, Balzac ou Dumas. Deux ans plus tard, “l’idole”   emménage à côté de chez lui : en admirateur inconditionnel, Gautier confiera plus tard à son gendre Émile Bergerat : “Causer de poésie avec Hugo, c’est causer de divinité avec le bon Dieu”   . En 1835, la préface-manifeste de Mademoiselle de Maupin en fait le fervent défenseur de la souveraineté du beau, de l’utilité de l’art inutile. Récits de voyages, nouvelles, contes fantastiques et romans cohabitent dans sa production narrative à côté des vers ciselés du recueil Émaux et Camées, sommet de son art poétique.

Chroniqueur de son époque dissipant son talent pour payer quotidiennement son lourd tribut au métier de journaliste, le feuilletoniste écrit et met en scène dans ses colonnes : il se fait l’homme incontournable des milieux artistiques, fréquentant les plus grands, les plus érudits, les plus populaires. Dans ce siècle tourmenté politiquement, socialement, et artistiquement, il est présenté comme un homme sympathique et obligeant, autant que comme figure du romantisme jeune France, auquel il consacrera ses dernières forces dans son Histoire inachevée. La “littérature” restera “sa primitive et utile passion”   , “dans ce monde où [il]devai[t] tant faire de copie”   . S’il reçut la Légion d’honneur, sa consécration à l’Académie française, la sinécure qu’il convoitait, ne lui fut en revanche jamais accordée.

Le style rédactionnel de cette biographie est volontairement libre, informel : à l’instar de Balzac, qui “en quelques semaines […] pass[e] du ‘cher Gautier’ au ‘cher Théo’”   , le lecteur, en quelques pages, se rapproche intimement de l’écrivain. Lorsqu’il n’est pas Théo, le voilà Albertus   ou Fortunio   . À la manière de Maxime Du Camp   ou de Victor Hugo   , Stéphane Guégan fait de Gautier l’avatar de ses propres personnages : comme eux, il se distingue par son inextinguible soif d’idéal.

Plus que son œuvre, cette quête obsède la vie du poète, et Guégan de croiser réalité et romanesque, auteur et personnages, fiction et non-fiction pour mettre en perspective la vie de cet amant du beau… et des belles femmes : “Victorine, Eugénie, et quelques autres”   . Eugénie Fort, qu’il refuse d’épouser, donnera naissance à son fils, Charles-Marie Théophile, “Toto” pour les intimes que nous devenons au fil des pages. La vie publique et le parcours personnel du défenseur de l’Art pour l’Art répondent à la même exigence esthétique, et c’est ainsi sans surprise que l’ascendant artistique des cantatrices et des danseuses séduit le journaliste. “Ah ! l’amour de Théo pour les contraltos”   : Elisa Félix, dite Rachel, ou Ernesta Grisi, mère de ses filles Judith et Estelle, et sœur de “la ballerine intouchable”   , l’inégalable Giselle sur scène, l’idéal représenté, Carlotta Grisi. “L’une danse, l’autre chante. L’une veut, l’autre pas”   .

Puis la rencontre avec Marie Mattei, au “nom romanesque” : ”avec Gautier, ce fut le coup de foudre. Le vrai, “elle allait vivre quelque chose d’unique. D’ardent, enfin”   . Phrases nominales et écriture pas toujours académique, le ton se fait volontiers bienveillant à l’égard du bon Théo. Le lecteur est invité à plonger dans le XIXe romantique ou parnassien, artistique ou politique, entre monarchie et république, salons et révolutions, femmes ou chimères. Il y côtoie “Gérard”   , ses crises et ses internements successifs, “Flaub’”, “l’oncle Beuve”   ou le “grand exilé”   . Car sans être jamais familier, le registre a ce quelque chose d’intime qui facilite la lecture : certaines constructions relèvent parfois plus du langage oral que du récit littéraire. La phraséologie singulière, notamment les choix syntaxiques et lexicaux, loin d’affecter la lecture et la compréhension, agrémente justement le texte et engage à la lecture. En outre, pas plus qu’il n’hésite à nous convier à la table de chez Graziano, “ce cabaret à trois sous de l’avenue de Neuilly […] tenu par un Napolitain […] qui préparait un macaroni d’enfer”   , Guégan nous confie également “la dèche la plus noire”   ou les “vadrouille[s]”   de l’artiste. Une écriture érudite et moderne, pour l’hernaniste que répugnaient les classiques. “Nulle boutade”   .