Un ouvrage qui entreprend d’établir des modes de légitimation des métiers de l’action culturelle en les reliant au modèle républicain.

La perspective est désormais classique : analyser, dans le cadre de la France, les évolutions de l’action publique en matière de culture en parallèle avec la construction du modèle républicain. Elle relève presque d’une histoire culturelle de la culture. Elle s’appuie sur l’idée selon laquelle ce modèle républicain, en France, entre la Révolution et nos jours, constitue un marqueur fondateur et fondamental de l’action culturelle que les pouvoirs publics ont été par la suite conduits à mettre en œuvre, à redéployer ou à déléguer.

Est-ce à dire pour autant que l’on puisse parler, dès 1789, d’une politique publique de la culture ou d’une politique culturelle (l’expression est récente, comme on le sait), voire de médiation culturelle (l’expression est encore plus récente) ? L’auteure ne le prétend pas. Elle se contente de préciser que la Commune de Paris, dès les premiers mois de la Révolution, conçoit ni plus ni moins qu’une ébauche de ce que "l’on appellerait aujourd’hui une politique sinon d’intervention publique, au moins de régulation dans le secteur du spectacle". Il n’empêche, ce cadrage a du moins le mérite d’éviter de faire remonter à la monarchie ou à l’éternité une politique dont on voit bien qu’elle comporte un projet universaliste incompatible avec le particularisme royal.

De manière plus ramassée encore, cet ouvrage s’intéresse, d’un point de vue historique, à ceux qui sont chargés d’établir le lien entre l’art et la société. S’agissant de ces métiers de l’action culturelle, l’auteure ne se contente pas de les relier au modèle républicain, elle montre qu’ils dévoilent l’action culturelle elle-même. Ce renversement est bien noté dans la préface de Michel Authier qui écrit : "c’est un effet pernicieux de notre ignorance commune de l’histoire de croire que l’existence d’une institution est la preuve de l’existence de son objet ; ainsi la culture serait ce dont s’occupe le ministère du même nom – à l’instar de l’instruction, qui serait l’apanage de son ministère".

Le premier moment de constitution de ces métiers correspond à l’élaboration de la trilogie républicaine : Instruction, Information, Culture. Trilogie insécable, bien sûr, mais aussi trilogie articulée aux Lumières.

Cela étant, pour suivre quoique brièvement la chronologie historique, ces trois valeurs sont rapidement muées en institutions. L’instruction bénéficie, dès la Révolution française, d’une assise dans les textes fondateurs (Constitution) : il s’agit d’assurer de façon égale – mais pas indifférenciée – l’apprentissage des connaissances nécessaires à tout un chacun pour exercer ses fonctions de citoyen, pourvoir à sa propre subsistance ainsi qu’à celle de sa famille, et éventuellement concourir aux progrès des sciences et des arts. Le peuple ne peut exercer sa souveraineté s’il n’est pas éclairé, instruit, libre d’esprit et autonome dans sa réflexion. Il n’est à même d’évaluer la pertinence des différentes options qui lui sont soumises dans le cadre d’un débat démocratique qu’à cette condition. L’instruction, telle que la définit Condorcet, dès 1791 implique une capacité à participer aux débats et à entendre ce qui s’y profère. Pour respecter le principe fondateur de la république, il faut que tout repose sur une libre adhésion et non pas sur une imposition autoritaire. On connait à cet égard le cercle vertueux qui lie la démocratie aux citoyens, ceux-ci à leur volonté et la volonté à une formation ou instruction, qui simultanément, doit être garantie par l’Etat. Cette instruction est aussitôt complétée par le droit à l’information et donc par des lois concernant l’abolition de la censure.

Il reste cependant à savoir si les arts doivent avoir leur part à cette construction. La question de la culture, montre l’auteure, intervient ici. Elle en raconte l’émergence. Dans un premier temps, c’est la perspective de la fête qui s’ajointe aux précédentes. Condorcet donne son aval à ce qui est considéré comme un supplément nécessaire : "Il existe aussi des moyens indirects d’instruction, ou plutôt d’institution, qu’on ne doit point négliger, mais dont il ne faut pas abuser, dont il serait aussi peu philosophique de nier que d’exagérer l’importance ; dont enfin, puisque leur action existerait indépendamment de la puissance publique il est bon qu’elle puisse s’emparer pour les empêcher de contrarier ses vues : je veux parler des spectacles et des fêtes". Les spectacles peuvent certes corrompre l’esprit public, mais ils peuvent aussi, reconnaît-il, le perfectionner.

Quant aux arts, ils posent plus de problème au pouvoir de l’époque. Ils relèvent d’abord de la liberté de création, confondue à l’époque avec la liberté d’expression. Si l’égalité des droits permet à chaque citoyen d’exposer sa pensée, tout artiste doit pouvoir aussi exposer son œuvre. Ainsi l’explique, cette fois, Barrère. L’idée est rapidement complétée. Les artistes doivent participer à la communion indispensable à la réussite de l’action révolutionnaire. Mais le soutien aux artistes et la défense de l’art, à l’époque révolutionnaire, n’a pas pour principal objectif de permettre au peuple de goûter aux plaisirs esthétiques. L’aspiration à la beauté demeure secondaire. Il importe beaucoup plus de faciliter le contact avec les arts aux fins de confronter l’expression de visions du monde.

Il n’en demeure pas moins que les révolutionnaires sont méfiants. Ils ne cessent de souligner que le peuple est ignorant, et qu’il est incapable de discerner son propre intérêt, s’il n’est pas accompagné par des esprits éclairés, susceptibles de décider de ce qui est bon pour lui et de ce qu’il est en mesure d’entendre. Qu’ils le précisent ou non, les réticences de quelques-uns aux politiques de la présence publique des arts viennent toujours du présupposé d’une licence excessive qui viendrait corrompre les mœurs des spectateurs. L’intervention publique n’a pas fini de provoquer de tels débats, finalement biaisés par une réserve : seul le public éclairé pourrait rendre un public majeur.

C’est en tout cas sur ces fondations que les premiers métiers de la culture voient le jour. Le premier professionnel de la culture au sens moderne serait donc le conservateur, plus exactement le conservateur bibliothécaire devenu corps professionnel de la fonction publique d’Etat en matière de culture. Les métiers de la culture s’érigent à partir de l’impératif de répertorier, classer, entretenir les collections royales puis de les mettre à la disposition du public. Il y avait nécessité de reconnaître des compétences spécifiques à des professionnels intervenant à une position intermédiaire entre l’œuvre et le public. La politique muséale n’est pas mise en œuvre d’emblée, mais l’auteure raconte fort bien comment, "vandalisme" (!) aidant, les institutions se mettent en place. Et ceci jusqu’au Consulat, même si à cette époque les musées n’auront plus vocation à instruire le peuple, mais à servir l’art lui-même, à témoigner de la gloire nationale, à profiter en premier lieu à une élite cultivée.

La muséographie s’invente simultanément. Quelles œuvres présenter ? Comment les ordonner ? Comment les accrocher, les éclairer ? De quels commentaires les accompagner ? Autant de questions qui touchent à l’appropriation des œuvres par le public et qui requièrent des techniciens pour les résoudre. Que faire du plaisir esthétique ? Comment le lier à une lecture documentaire de l’œuvre ?

On voit que les questions posées et résolues, historiquement, par l’auteure ne manquent pas. Mais l’affaire ne s’arrête pas en ce point. La deuxième partie de l’ouvrage complète la première en ce qu’elle suit la même trajectoire, mais sous les auspices de la Troisième République d’abord, puis des suivantes. Il s’agit cette fois de "terminer la Révolution" (Gambetta). Du point de vue qui l’occupe, la nouvelle période, ouverte par les années 1880, implique un double questionnement. Non seulement, ladite République fortifie certains points légués par la Révolution, mais elle instaure aussi une certaine instrumentalisation des arts et de la culture, en les muant en propagande. La Troisième République est donc accompagnée par deux mouvements contraires : le déploiement d’une culture émancipatrice, seule à même de garantir l’avènement d’un gouvernement démocratique ; et l’instauration d’une culture d’embrigadement, qui vise à assurer le contrôle politique du peuple élevé au rang d’électeur. Ainsi apparaît un double mouvement contradictoire, par lequel l’Etat a besoin d’intervenir dans le champ artistique pour affirmer sa légitimité et produire un ensemble de valeurs dans lequel la nation pourra se reconnaître, en même temps qu’il s’interdit cette intervention au nom du libéralisme politique et économique.

Mais, souligne l’auteure, la Troisième République était encore trop empreinte des exigences du libéralisme absolu pour concevoir et mettre en œuvre une action forte, assumée et revendiquée de la part de l’Etat en matière d’art et de culture. Si on doit à Charles-Maurice Couÿba un programme complet et cohérent de politique des arts et de la culture, tous les problèmes ne sont pas résolus pour autant et les métiers de la culture n’ont pas encore pignon sur rue. Il envisage le renforcement du soutien de l’Etat aux artistes, mais aussi la généralisation de la diffusion des œuvres du passé et du présent, notamment par la décentralisation. Il requiert une "démocratisation" de l’art (le terme est de lui). Bientôt les réseaux d’éducation populaire prendront leur part à ce travail. En un mot, la Troisième République laisse proliférer des professions nouvelles sans les codifier encore.

Occasion est donnée d’un petit retour en arrière sur la Deuxième République qui invente les "médiateurs". On en devrait en effet le terme à Michelet, pense l’auteur. Il en remarque du moins la fonction.

Après le conservateur, après le bibliothécaire, vient donc le médiateur. Où se rencontrent progressivement, si nous sautons les étapes pour alléger ce compte rendu, Clémenceau, Léon Bourgeois, Maurice Pottecher, puis les cadres d’Uriage. Educateurs, animateurs culturels prennent place dans la société, la Cinquième République aidant, avant que la naissance du ministère de la culture n’encourage la codification de la notion de médiateur.

Enfin, l’ouvrage s’achève par l’analyse de la situation contemporaine des métiers de la culture. Le lecteur trouve dans cette dernière section une double analyse. Elle porte, par un de ses versants, sur les métiers en question, qui sont alors saisis dans les compétences qu’ils réclament ; et par un autre versant, sur la discussion encore inachevée autour de la démocratisation et la démocratie culturelles, ici appuyée sur les travaux de Jean Caune. Le lecteur entrera dans cette partie avec ses propres armes.

De cet ouvrage, on retiendra surtout la tentative de relier les métiers de la culture au modèle républicain. Il offre ainsi aux médiateurs culturels une assise politique et culturelle sérieuse, sinon crédible. Encore pourrait-on se poser la question de savoir s’il n’est pas nécessaire d’interroger l’usage, ici, de ce modèle républicain, pris comme une sorte de modèle au contenu éternel, ce serait encore à prouver