Une enquête sur la naissance du concept d'histoire, centrée sur son émergence dans la Grèce antique.

Retrouver l’évolution grecque du concept d’historia, tel est l’objectif que Catherine Darbo-Peschanski s’est fixé dans son dernier ouvrage. À contre-courant des tendances qui plaquent sur l’histoire grecque des concepts modernes, Catherine Darbo-Peschanki s’est intéressée à l’évolution de l’historia, de la constatation visuelle au genre historique.

Plutôt que de reprendre des analyses traditionnelles de type génétique (de l’étude ethnographique à l’histoire) ou évolutionniste (adaptation méthodologique de la connaissance visuelle à la connaissance documentaire), l’auteur établit son raisonnement sur trois analyses qui composent les grandes parties de son ouvrage : celle de l’emploi des mots histôr et historia, c’est-à-dire de l’opération cognitive qu’implique l’historia ; celle des principes dynamiques qui régissent le cours des événements selon les Grecs, ou historicité ; celle enfin du genre historique. L’historia, polysémique, recouvre en effet ces trois définitions, et pour sortir d’un discours en boucle, Catherine Darbo-Peschanski interroge non seulement les historiens grecs, mais également les historiens de la nature (phusis), les philosophes, les mathématiciens. L’ouverture à ces autres champs de la connaissance donne à ses analyses toute leur pertinence et inscrit l’évolution de l’historia dans le développement plus général de la réflexion grecque sur le monde.


Le jugement de l'histôr

L’histôr apparaît dès Homère. À l’image d’Agamemnon lors de la querelle entre Ajax et Idoménée lors des funérailles de Patrocle, l’histôr est un individu choisi pour établir un premier jugement dans une affaire qu’il ne connaît pas personnellement. Ni témoin, puisqu’il n’a pas vu les faits, ni arbitre, il n’est pas non plus celui qui rend la sentence. Il prononce une première décision, qui doit être confirmée par une autre autorité (l’assemblée des Grecs dans l’exemple d’Agamemnon). L’histôr joue par conséquent un rôle dans une procédure de jugement en deux temps, dont il n’occupe que le premier. Cette procédure est également à l’œuvre dans l’historia.


Permettre l'exercice du jugement par l'observation et la recherche des causes

Hérodote s’intéresse en premier lieu aux violations de la norme qui entraînent la punition de leur responsable ; en rapportant les faits, c’est-à-dire les conséquences des anormalités, l’historien énonce ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Mais il s’interroge aussi sur la réalité des événements et la vérité des témoignages. À plusieurs titres, l’historia d’Hérodote constitue donc un premier jugement sur les faits. La sentence définitive ne peut être prononcée que par le lecteur.

Plus généralement, des historiai sont rédigées dans le domaine des mathématiques ou de l’étude de la nature ; il s’agit de rechercher les causes à partir des données de l’expérience. Par la présentation d’observations et d’exemples choisis, l’historia constitue un jugement sur l’expérience sensible. Mais ce jugement peut être faux et il doit être validé (ou invalidé) par un second jugement, le seul qui aboutisse à la connaissance.

Rassemblant les données sensibles, l’historia ne peut donc se cantonner au simple exercice de la mémoire. Celle-ci permet l’existence du jugement, mais ne constitue pas en elle-même un jugement. Ainsi il existe dans certaines cités grecques des mnêmones, des professionnels de la mémoire, qui interviennent lors des jugement, mais ne jugent pas eux-mêmes. L’historien ne peut être un simple mnêmôn.


Comment définir la dynamique des événements ?

Récit sur des faits qui se succèdent dans le temps, l’historia nécessite de définir la dynamique des événements, le principe qui régit le déroulement du temps. Jusqu’au Vème siècle, les Grecs pensent que l’enchaînement des faits est dû à la justice, la dikè. L’offense entraîne réparation, qui elle-même peut constituer une nouvelle offense. Mais les guerres incessantes de la deuxième moitié du Vème siècle introduisent une distanciation des historiens par rapport à la dikè : selon Thucydide, les hommes utilisent la justice pour justifier leurs actes, mais ceux-ci sont souvent éloignés de la vraie justice. Xénophon, fortement influencé par la culture perse, avoue même qu’il ne trouve pas de moteur à l’histoire, et préfère se concentrer sur la notion de pouvoir. Mais, dans le même temps, un nouveau principe dynamique de l’histoire apparaît : la nature humaine. Les études mathématiques et physiques ont inséré l’homme dans la nature ; ni les dieux ni leur justice ne peuvent expliquer le déroulement des événements humains, seule la nature humaine le peut, qui est cause des guerres (Thucydide) ou de la succession des régimes politiques (Polybe). La pensée stoïcienne impose également un autre moteur, le destin ou tyche, que l’on retrouve par exemple chez Polybe, dans un échange constant avec la nature humaine : la Fortune punit celui dont la nature refuse le logos, la raison.


Un style d'écriture guidé par les impératifs d'une chronologie

L’historia doit par conséquent exposer à la fois les faits d’expérience, les événements, et leurs causes (justice ou nature humaine), en mettant en lumière les relations de conséquence. Quel style adopter pour rédiger ce jugement de première instance ? À la différence de la poésie, dans laquelle le discours se développe d’un aède à l’autre, l’histoire est un récit posé sur une chronologie. Or les débats mathématiques et philosophiques des Vème et IVème siècles avant J.-C. imposent l’idée de continuité du temps. À l’époque hellénistique, il est donc établi que plusieurs historiens peuvent utiliser la même chronologie, donc les mêmes événements, et en faire des récits différents ; l’important est de conserver la vérité des faits, indépendamment de la forme. Cela explique notamment la réécriture des discours des grands hommes par les historiens : ceux-ci choisissent la forme la mieux appropriée pour présenter les idées, indépendamment du discours véritablement prononcé.

La continuité du temps implique également que l’historien embrasse la totalité des faits ; Polybe, Diodore de Sicile ou Denys d’Halicarnasse tentent d’écrire des histoires universelles. La capacité de jugement de l’historien doit par conséquent recouvrir tous les sujets, et il doit connaître aussi bien la politique que la stratégie ou l’économie. Spécialiste de tout, l’historien n’est spécialiste de rien ; l’historia n’est donc pour les Grecs ni une science, ni un art. Point n’est besoin de posséder une technique particulière pour être historien, à la différence du philosophe et surtout du rhéteur. En outre, le style historique doit être aussi fluide que le déroulement des événements. Or ceux-ci se déroulent parfois simultanément, ce que le discours de l’historien ne peut rendre en aucune manière. Même le style historique n’est pas adapté à l’historia en tant qu’historicité…


Outre une démarche "archéologique" qui évite l’écueil fréquent de l’utilisation de notions modernes pour étudier des phénomènes anciens, un des intérêts principaux du livre de C. Darbo-Peschanski est de montrer à quel point l’historia est une activité en retrait du monde de la cité mais qui lui est totalement intégrée. En retrait car l’historien grec, comme l’historien latin après lui, reste hors de la vie de la cité (chez les Romains, l’histoire est écrite dans le cadre de l’otium) ; intégrée à la cité car le procédé à l’œuvre dans l’historia est celui qui régit l’un des fondements de la cité, l’exercice de la justice. Le jugement proposé par l’historien constitue également pour les Anciens l’utilité de l’histoire : les expériences mises en valeur par l’historia montrent ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce que punit la Tyche ou ce qu’elle récompense ; à ce titre, les historiens peuvent devenir des experts en morale, et par conséquent servir la cité.