"Que chaque province ait sa biographie ! La France aura bientôt son histoire" (Nicias Gaillard, 1836).

Les quatre épais volumes du Journal de Michelet renferment de nombreux portraits de notables provinciaux rencontrés par l’historien à l’occasion de ses voyages. À Caen, Arcisse de Caumont lui présente la Normandie. À Toulouse, Léonce de Lavergne le "promène après dîner" et l’emmène visiter le musée des Augustins. À Cambrai, André Leglay le reçoit "à merveille", lui raconte "son pays, les environs de Cambrai, son villages, les paysans qui se disent tous cousins"   . On retrouve Caumont, Lavergne, Leglay et beaucoup d’autres dans La Province antiquaire ; car c’est précisément ce monde d’érudits provinciaux qu’Odile Parsis-Barubé s’attache à restituer dans une étude solide, version remaniée d’une thèse d’habilitation à diriger des recherches.

La lente résurrection de l’activité antiquaire en province

L’ouvrage retrace l’évolution de l’activité antiquaire en France dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, et la lente recomposition du réseau des sociétés savantes. Car l’antiquarisme français ne sort pas indemne de la Révolution. La suppression des académies et des sociétés littéraires et scientifiques le 8 août 1793 a fait disparaître le cadre naturel de la sociabilité érudite. La plupart des sociétés recomposées après 1795, soumises au "primat de l’utilité publique", privilégient les recherches sur l’agriculture et le commerce ; l’histoire et l’archéologie se trouvent ainsi reléguées à la marge des activités de la province savante.
C’est Paris qui donne l’impulsion nécessaire à la recomposition d’une pratique historienne en province. La statistique départementale initiée par Chaptal en 1801, associées à diverses tentatives d’établir l’inventaire du patrimoine historique des départements, fait sortir l’antiquarisme provincial de sa torpeur. Quelques enquêtes nationales, comme celle de Montalivet sur le patrimoine des départements (1810), ou le lancement par Guizot de la Collection de documents inédits sur l’histoire de France (1833) opèrent progressivement un "dressage de la curiosité antiquaire", le pouvoir central indiquant ainsi aux amateurs de province les pistes à suivre et les méthodes à employer dans le traitement des sources historiques.
Mais il faut attendre 1824 pour voir se fonder à Caen la première société provinciale spécifiquement dédiée aux recherches historiques et archéologiques. La Normandie prend ainsi la tête d’un antiquarisme renouvelé, auquel le Journal de Michelet rend hommage : "Nulle part un zèle de la science plus désintéressé, plus généreux qu’en Normandie : ils publient outre leurs Mémoires, la Revue normande, et une collection de sceaux remarquables"   . Ce modèle normand fait rapidement des émules. En quelques années, entre 1830 et 1860, la France se dote d’un réseau relativement dense de sociétés historiques. La carte établie par O. Parsis-Barubé montre qu’en 1850, le pays compte trente "sociétés archéologiques", quatre "sociétés d’antiquaires" et huit "commissions d’antiquités" départementales. L’auteur peut ainsi opposer une France du nord et du centre ouest, qui joue un rôle fondamental dans l’activité antiquaire au milieu du siècle, à une France du sud et de l’est beaucoup moins dynamique.

Le provincialisme face au pouvoir central

En ce début du XIXe siècle, l’antiquarisme demeure l’apanage d’une élite provinciale peu favorable aux changements instaurés par la Révolution. Odile Parsis-Barubé décrit les antiquaires de province comme "des hommes de loisirs que la fortune et l’éducation ont prédisposés au voyage, à l’étude, à l’écriture et au dessin, et auxquels les événements dont leur génération a été le témoin ont inspiré une sensibilité particulière au passé"   . Dans "l’Ancienne France regardée comme un champ de ruines", l’antiquarisme est souvent une activité de retour d’exil, prisée par une noblesse désireuse de "satisfaire le besoin de réinscription dans les territoires sur lesquels se fondaient [ses] prérogatives et auxquels demeurent attachées traditions familiales et histoire provinciale"   .
Annoncée comme une étude sur "l’invention de l’histoire locale", La Province antiquaire pose le problème de l’articulation des réalités des anciennes provinces avec le nouveau découpage administratif de la France "révolutionnée" – problème résumé par Amans-Alexis Monteil qui déplore en 1805 : "la Touraine a perdu son nom : la révolution l’a forcée de prendre celui de département d’Indre-et-Loire".
C’est pour estomper ce malaise identitaire qu’est initié la statistique départementale par laquelle le pouvoir central cherche à inscrire les réalités historiques de l’ancienne France dans le nouveau cadre département créé par la Révolution. À cette préoccupation s’ajoute la volonté d’utiliser l’histoire pour décrire la constitution et l’unité de la nation française. Initiant ainsi en 1807 une enquête sur les antiquités des départements, l’Académie celtique tente de retrouver les traces d’une unité nationale originelle, afin promouvoir une France "fille aînée de la Celtique". Mais les réponses renvoyées par la province, loin de légitimer l’antiquité de la Nation, témoignent d’une "consécration de l’infiniment petit et du plus étroitement localisé". Au lieu de s’épanouir dans le nouveau découpage administratif, les études antiquaires tendent à se replier dans le cadre étroit des «petites patries» que sont les cantons, les communes et les paroisses.
L’étude d’Odile Parsis-Barubé fait ainsi apparaître une opposition entre les pratiques historiennes de la capitale et celles de la province. Les institutions parisiennes disposent de professionnels formés aux méthodes diplomatiques et archéologiques, qui bénéficient des ressources des musées et des grandes bibliothèques de la capitale. À cette activité professionnelle rigoureuse, la province ne peut opposer que le dilettantisme de notables éclairés, souvent retraités, qui s’improvisent archéologues ou archivistes pour occuper leur loisir. Conscient de la situation, le régime de Juillet tente de diffuser les rigoureuses méthodes en usage à Paris en nommant de jeunes chartistes à la tête des dépôts d’archives des départements. Mais les érudits locaux continueront à privilégier l’évocation pittoresque et romantique, préférant la sensualité et l’émotion à une rigueur scientifique jugée trop sèche.

L’apport historiographique de la province antiquaire

Gardons nous, toutefois de considérer comme nul l’apport des recherches provinciales à l’historiographie nationale. La constitution du réseau des sociétés antiquaires sous la monarchie de Juillet coïncide avec la révolution historiographique qui s’opère sous la double influence de François Guizot et d’Augustin Thierry. Désormais conçue comme la description des progrès de la civilisation, l’histoire requiert des sources qui rendent compte de la totalité des forces en jeu dans ce processus. Cette nouvelle conception du travail historique génère une "inflation sans précédent des besoins d’archives de la nation". C’est pour y répondre que Guizot instaure la Commission des Travaux historiques et scientifiques, crée le premier poste d’Inspecteur des Monuments historiques, et fonde la "Société de l’histoire de France" destinées à "publier des documents originaux relatifs à notre histoire nationale".
Dans ce renouvellement épistémologique qui redéfinit le rapport entre l’historien et ses sources, le rôle joué par les antiquaires est fondamental. Intimes de l’archéologie monumentale, proches des dépôts d’archives, les antiquaires provinciaux occupent le premier rang dans la recherche des documents originaux, dans la "traque de l’inédit" qui anime alors tout ce que la France peut compter d’érudits. Véritables amateurs, les antiquaires savent apprécier le contact du parchemin ; ils ressentent l’émotion et la nostalgie que suscite la contemplation d’une ruine ou d’un site archéologique. O. Parsis-Barubé montre ainsi qu’ils privilégient trois pratiques d’investigation historique : l’excursion archéologique, la fouille de terrain et le travail sur l’archive, "grand fantasme documentaire de l’érudition romantique parce qu’il mêle exigence scientifique et poésie rétrospective".
Mais l’apport historiographique des antiquaires provinciaux est surtout sensible dans l’entreprise de "relecture des temps historiques", à laquelle O. Parsis-Barubé consacre un chapitre entier. L’auteur montre ce que la réhabilitation du Moyen Âge au milieu du XIXe siècle doit aux travaux des archéologues locaux. Ce sont les études entreprises par les antiquaires normands et picards sur l’origine de l’architecture gothique qui mettent sur le devant de la scène un Moyen Âge jusqu’alors délaissé par l’historiographie. Les recherches entreprises par Marcel Rigollot, l’abbé Cochet et le chanoine Haigneré sur les tombes franques et mérovingiennes conduisent à une prise de conscience de l’intérêt des études sur le haut Moyen Âge, jusqu’alors considéré comme une simple période de déclin pour la civilisation occidentale. Les pages consacrées à l’invention du concept de "préhistoire" dans les milieux antiquaires sont également très réussies.

Le présent compte-rendu ne saurait épuiser le contenu d’une étude aussi riche, qui dresse un tableau passionnant de l’activité historienne dans la France du XIXe siècle. Centrée sur les grandes sociétés (antiquaires de l’Ouest, de Normandie, de Picardie) et sur leurs relations avec le centralisme parisien, l’ouvrage laisse toutefois peu de place à l’antiquarisme "indépendant" qui a pu exister hors de ces grandes institutions, notamment au sein les départements dans lesquels aucune structure équivalente n’a pu se constituer. On peut également regretter que l’étude d’O. Parsis-Barubé fasse peu de place à l’évocation des personnalités marquantes de l’antiquarisme provincial. Le lecteur aura peut-être le sentiment de ne pas avoir assez vu les antiquaires à l’œuvre, concrètement, et de ne pas connaître précisément leurs parcours ou leurs travaux.
Ces quelques réserves ne doivent toutefois pas occulter les qualités et le grand intérêt que présente cette Province antiquaire, synthèse à la fois vaste et précise qui, n’en doutons pas, fera date.