Douze auteurs se confrontent à la question de la rencontre. Ils s’appuient sur les arts et l’esthétique pour donner corps à la question. Artistes et écrivains nous facilitent ainsi l’accès aux conditions de la rencontre.  

Cet ouvrage constitue le deuxième volet d’une réflexion plus large commencée en 2006. Le premier volet de cette réflexion avait déjà trouvé un chemin vers le public grâce à la revue annuelle Recherches en esthétique. Le douzième numéro d’icelle rassemblait une vingtaine d’articles portant sur la même thématique. Depuis 2006, un colloque a prolongé les propos. En voici les actes sous la forme d’une publication en livre de douze contributions. Le maître d’œuvre en est le CEREAP (Centre d’Etudes et de Recherches en Esthétique et Arts Plastiques), de l’IUFM de la Martinique, en la personne de Dominique Berthet.

L’objet de cette réflexion : la rencontre. On conviendra qu’en temps de fraîcheur relationnelle, de choc des civilisations et d’isolement individuel, cet objet a une certaine actualité. La question est néanmoins traitée à partir de la perspective esthétique, tant sur le plan théorique que sur le plan des illustrations (parmi lesquelles celles d’Antonio Roscetti). Les auteurs se partagent le travail d’analyse, sans chercher particulièrement à brosser un panorama complet de ce qui est pensable en cette matière. Citons certains d’entre eux ainsi que leur thème, sans disqualifier les autres : Valérie Arrault traite de la rencontre inéluctable de l’art contemporain et du kitsch ; Dominique Berthet du basculement irréversible de la rencontre ; Dominique Chateau analyse l’esthétique de l’art comme rencontre ; Marc Jimenez s’attarde sur une esthétique de la rencontre ; René Passeron va à la rencontre du "daimon" intérieur. Les autres contributeurs (Christian Bracy, Richard Conte, Hugues Henri, Samia Kassab-Charfi, Jean Lancri, Hervé-Pierre Lambert, Antonio Roscetti) amplifient encore la démarche.

On remarquera au passage que les auteurs en question sont, chacun, liés à des travaux très précis (critique, histoire de l’art, philosophie, peinture, architecture). C’est donc moins sur leur originalité concernant la définition du concept de rencontre qu’il faut compter, que sur l’intérêt de la traduction de leurs travaux préalables dans les termes de la question posée par le CEREAP. Aussi, au fil de la lecture de l’ouvrage, n’est-on pas étonné d’entendre la notion de rencontre élargie au maximum de son extension et prendre des accents particuliers.

Au demeurant, qu’en est-il de la rencontre ? Et dans quelle mesure la rencontre constitue-t-elle un concept important pour l’esthétique, plutôt qu’un mode de l’existence ? La question se pose d’autant plus que la mutation de ce mot en concept ne peut se contenter des descriptions de rencontres sous lesquelles on prétend le cerner d’habitude. Pour en présenter la notion, Dominique Berthet écrit : "elle est définie à la fois comme un coup de dés, un combat, un duel, une circonstance fortuite, la mise en contact de deux personnes par hasard ou de manière concertée, prévue..."   . Ce qui ne renvoie d’abord qu’à des qualifications : émerveillement, enchantement, ravissement ou drame, tragédie, catastrophe. En l’occurrence, la rencontre ne s’opère sans doute jamais n’importe où et n’importe comment : "Il faut le bon moment, le bon endroit, les bonnes conditions". On l’entend bien. Cela facilite d’ailleurs la distinction entre la simple mise en présence, le simple contact et la rencontre.

L’intervention de Marc Jimenez renforce cet aspect de la question de la rencontre. Elle insiste sur l’esthétique de la rencontre en prenant en charge l’opposition entre la racine et le rhizome. Elle interroge la poétique de la rencontre, en l’articulant notamment à une réflexion sur les nouvelles technologies (vidéosurveillance, GPS, portable, Net...). Elle porte le doute sur l’idée d’une puissance contestataire réelle de la circulation des informations sur le Web (notons que tout cela est publié bien avant les commentaires récents sur les apports de ces technologies aux "révolutions arabes").

Si, dans un article, le rapprochement tenté entre l’art contemporain et le kitsch n’est pas tout à fait probant, un autre article (D. Berthet) revient plus subtilement sur la rencontre par le biais cette fois de deux références. D’une part, la question de la conquête, notamment à partir des écrits de Carlos Fuentes. Il s’agit alors de la rencontre-collision ; elle est liée à la soumission et à l’extermination de populations indigènes ; la rencontre constitue un séisme qui bouleverse, ébranle une culture ; elle devient vite tragédie, même si par la suite, elle débouche sur des données nouvelles. D’autre part, la rencontre qui procède d’une fascination : elle se fait rencontre-choc, comme en vécut par exemple André Breton avec Nadja.

Les éléments les plus intéressants de l’ouvrage, sur ce plan, se trouvent dans les articles de chacun de ceux qui prennent à parti l’idée d’un "choc des civilisations", à l’encontre de laquelle l’idée de rencontre devient évidemment décisive. C’est ainsi que la question des Caraïbes et de Haïti vient en avant. Un premier article se penche sur la religion africaine des Yoroubas (un être suprême immanent, omniprésent et omniscient, source et principe de vie). Cette religion traversa l’océan Atlantique avec les esclaves enchaînés au fond des bateaux négriers, et essaima du Brésil à Cuba et Haïti. Le tribunal de l’Inquisition soumit ses prêtres et ses fidèles à la question et à l’extermination. Il n’empêche, elle a fini par subvertir de l’intérieur la religion catholique. Elle est, à d’autres égards, devenue le lien souterrain entre les esclaves et les Marrons qui se rejoignaient clandestinement dans les temples des rituels. Une exposition, au musée Dapper, a bien montré cela (2005), et l’artiste Deoscoderes Maximiliano Dos Santos a participé à l’exposition "les magiciens de la terre" (1989) sur la base même de cette question. Où l’on voit que la rencontre a des dynamiques secrètes que le choc des civilisations ignore.

Parmi les artistes invités au colloque, Richard Conte raconte son projet "bille en tête", par lequel il s’agit d’organiser à partir de boules de pétanque un tableau évolutif et vivant dont le résultat a été photographié du ciel par un ballon captif. Avec cent personnes, il a produit cette œuvre qui se définit exactement comme une situation de rencontre entre un artiste et des joueurs peu habitués, d’une part à l’art contemporain, d’autre part à voir leur jeu sortir du mépris dans lequel beaucoup le tiennent. A quoi il importe d’ajouter que l’artiste a tenu un journal de bord qui nous est ici restitué, pointant constamment les rapports de rencontre occasionnés par son projet.

Evidemment, on ne saurait quitter ce terrain de la rencontre en matière artistique sans évoquer celle du spectateur et de l’œuvre, et les difficultés afférentes : l’absence de représentation de la figure humaine dans le tableau peint dérange le grand public qui, face à cette ligne d’affirmation, perd les repères d’une lisibilité facile. Dominique Chateau s’attache à ce point, en analysant la rencontre de l’art et de l’esthétique. Occasion lui est donnée de parcourir les systèmes de distinction qui fondent l’esthétique : sensibilité et connaissance, plaisir esthétique et investissement d’images connexes, artiste et récepteur de l’art, voir et savoir, voir comme on ne sait pas voir et revoir ce que savoir nous empêche de voir. Il conclut de ses analyses qu’il convient de ne pas se faire une représentation mécanique des relations entre esthétique et artistique.

Un article va cependant bien au-delà de ces considérations rapides. C’est celui de Jean Lacri. Il porte (et dans son cas, ce n’est pas la première fois qu’il s’attache à ce thème et à cette œuvre) sur sa rencontre avec La rencontre à la Porte d’Or de Giotto (chapelle des Scrovegni, Padoue). Le texte est d’une grande pertinence. Il dresse une série de parallèles entre la rencontre de Jean Lancri avec Daniel Arasse, celle du spectateur avec l’œuvre de Giotto et celle de Joachim et d’Anne (les parents de Marie) peinte par Giotto vers 1306. Le thème de la rencontre lui permet de cartographier la fresque peinte. Malgré quelques afféteries, le regard de Lancri promet effectivement une compréhension des conditions d’une rencontre à partir d’un trajet et d’une énigme. Ainsi "au cœur de toute rencontre avec une œuvre d’art nicherait de même une dimension d’incommensurable, une part d’inconnaissable, un bloc d’insaisissable".

En lisant cet ouvrage, comment ne pas se demander pourquoi personne n’a songé à citer la vidéo de Bill Viola d’après L’Annonciation de Pontormo ?  

 

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