Des formes nouvelles de la conscience de soi se sont manifestées dans les œuvres de Montaigne et de Shakespeare. Leur originalité est analysée par Robert Ellrodt à travers l’évolution de la notion de subjectivité.

L’ouvrage de Robert Ellrodt, éminent spécialiste des littératures des XVIe et XVIIe siècles, est en une compilation des différents articles que le critique a publiés depuis les années 1970. Il s’en explique d’ailleurs fort bien dans un avant-propos qui permet aux lecteurs de mieux saisir son projet scientifique : “J’ai, écrit-il, le souci d’y faire apparaître chez Montaigne et Shakespeare un équilibre entre leurs interrogations sur un ‘moi’ instable ou insaisissable et la reconnaissance de sa permanence sous certains aspects constants.” Programme qui explique dès lors le sous-titre : “L’émergence de la conscience moderne”. Montaigne et Shakespeare. L’émergence de la conscience moderne redéfinit donc en six grands chapitres ce que signifie à la fois la conscience de soi chez les deux humanistes ainsi que le sens à donner à leur subjectivité respective.

Entre mise en question et persistance du “moi”
Dans son premier chapitre, Robert Ellrodt montre comment Montaigne parvient à se regarder dans une sorte de réflexivité de sa propre conscience qui se manifeste dans des moments particuliers d’observation de soi. Instants de soi à/vers soi qui mettent en question la nature, voire l’existence même d’un “moi”. C’est ici que le critique désire exposer la nouveauté de sa réflexion en se détachant clairement de ceux qui voient en Montaigne l’écrivain qui fit surgir l’“individualisme” renaissant (Burkhardt) ou l’humaniste qui eut la volonté d’approfondir son intériorité. Se fondant sur une analyse fine et pertinente des Essais, en particulier le livre III, R. Ellrodt pointe du doigt l’impossibilité qu’a Montaigne de “se fixer”, de “se fonder”, car “plus je me hante et me connois, plus ma difformité m’estonne, moins je m’entens en moy” (III, XI ; 1029B). Ainsi l’effort d’analyse approfondit-il la perplexité à saisir un moi qui aboutit alors à un échec et à un perpétuel renouvellement d’analyse. Cet échec même serait, d’après le critique, la “conséquence de la lucidité”. Cette mise en question du “moi” ouvre donc la voie à la dissolution qui n’apparaît qu’en germe, car l’instabilité du moi est contrebalancée par la reconnaissance de sa permanence.

Mais si cette mise en question du moi dans la pensée de Montaigne paraît évidente, il est clair aussi qu’il n’est jamais isolé, qu’il appartient à une communauté, à une Église, à un groupe qui constitue alors une “part de son identité, mais non plus intime”. Citant Géralde Nakam, R. Ellrodt affirme à la suite que le moi montaignien s’est révélé “beaucoup plus profondément […] par l’écriture”. L’attention que Montaigne porte au corps et à ses fonctions est un autre facteur d’objectivité. Rappelant les travaux de Jean Céard à ce propos, le critique écrit : “Son intérêt pour l’aspect extérieur de la personne le conduit aussi à faire de la physionomie un ‘élément essentiel de l’autoportrait’, car les malaises du corps ont pu stimuler l’attention à soi. C’est dans cette observation attentive du corps que l’objectif et le subjectif s’unifient : ‘Mes actions, écrit Montaigne, sont réglées et conformes à ce que je suis et à ma condition’” (III, II ; 813B). L’unité ainsi découverte n’est pas une fin en soi, c’est aussi l’affirmation de la complexité du moi et la reconnaissance que l’homme n’est que “rapiessement et bigarrure” (II, 20, 675B). Chemin faisant, c’est au célèbre apophtegme, “chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition” que R. Ellrodt s’attache en montrant que l’humaniste affirme : “Qu’une vie ‘privée’, propre à un individu, peut porter témoignage de toutes les possibilités offertes à chaque homme par ‘l’humaine condition’.” Ainsi le particulier et l’universel sont-ils étroitement associés, mais l’essence, la réalité de l’existence, est toujours située dans l’individuel.

L’évolution de la subjectivité : de l’Antiquité à Montaigne
Dans la conclusion du premier chapitre, le critique étaie et justifie de nouveau à la fois le fondement de son étude et son projet : “Je pourrais […] admettre qu’il m’importe peu à certains égards que le ‘moi’ présenté dans les Essais soit ou non une illusion dans la mesure où mon propos essentiel dans cet ouvrage est de retracer l’évolution de la subjectivité dans le monde occidental. […] Ce que j’espère mettre en évidence, c’est que les impressions recueillies et exprimées dans ces Essais ne se rencontrent pas, ou se discernent moins clairement, dans les œuvres littéraires antérieures.”

Comme dans toute synthèse, R. Ellrodt voit dans le monde hellénique le point de départ de la subjectivité. S’appuyant sur les réflexions de M. Foucault à propos du gnôthi seauton, il affirme que l’epimeleia heautou (“le souci de soi”) est tout aussi important dans la construction de la subjectivité dont les prémices se situent au Ve siècle quand “la psyché devi[ent] l’âme unitaire” (Jan Bremmer, 1983). Il continue en montrant que les auteurs grecs n’avaient pas forcément conscience du moi, de sa force ou de sa réalité. Ces derniers en revanche ne s’interdisaient pas des contemplations introspectives (Callimaque), des réflexions sur le corps (Sappho) ou sur leurs impressions physiques (Catulle), mais aucune de ces formes d’analyse conduisait leurs auteurs à une réflexion “pure” sur le moi. Et même Euripide, que certains ont vu comme le “maître du moi” (Suzanne Saïd), est pour R. Ellrodt dans une phase de transition, car “le débat intérieur reste rare”. Quant à Platon, il invite l’homme “à se savoir divin” (Scito te esse deum) au même titre que Plutarque, Macrobe, Philon et Plotin.

Les auteurs romains parlent d’eux, se voient aimer, agir, haïr, mais sans s’interroger véritablement sur leur moi. Ils se projettent hors d’eux-mêmes et s’observent sans l’action, en prenant souvent des distances avec cet objet ainsi construit. Pour Veyne, que le critique cite, “il n’y aurait chez Horace qu’une sincérité ‘littéraire’”. Les Latins, même s’ils manifestent clairement des préoccupations de soi aiguës, ont tendance à le faire de l’extérieur. Juvénal, que Montaigne et Shakespeare connaissent bien, veut en stoïcien que “l’homme ‘habite en soi-même’, ‘descend[e] en soi-même’.” On s’approche de plus en plus de la subjectivité moderne, mais cette introspection reste pour l’heure encore éthique ou pratique.

La spiritualité chrétienne, sous l’égide de saint Augustin, personnalise l’âme en christianisant le platonisme. La confession devient donc un examen de conscience centrée sur la recherche et l’interrogation du “moi”. L’âme n’est donc plus en soi, mais l’âme EST, autrement dit : “Je suis âme” et non plus “Je sens en moi une âme”. Si cette conception paraît plus proche de celle que Montaigne développera au XVIe siècle, celui-ci passe “sans doute sa dette sous silence”   .

Au Moyen Âge, dans la lignée de l’augustinisme, la recherche du moi devait apparaître uniquement comme la confession des péchés et la repentance. L’homme in fine cherchait Dieu en lui puisqu’il était à son image. Michel Zink parle d’une “subjectivité littéraire” au Moyen Âge, idée que le critique fait sienne. Les auteurs ne cherchent pas leur moi, mais expriment le “point de vue d’une conscience”. Il faudra donc attendre Pétrarque pour percevoir dans le Secretum un des premiers inspirateurs des Modernes.

À la Renaissance, les poètes de la Pléiade affirmeront de façon constante le “sujet lyrique”, mais le je demeurera une “pure instance d’énonciation” et la poésie lyrique ne commencerait à “être caractérisée par son expression subjective qu’à la fin du XVIe siècle” (Nathalie Dauvois, 2000). Force est donc de constater que, même si les progrès de la subjectivité sont nets, celle-ci n’en reste qu’à ses balbutiements. Ils n’ont pas fait apparaître dans la littérature les formes particulières de la conscience de soi telles que l’on peut les imaginer dans les Essais de Montaigne.

Shakespeare et la subjectivité
L’auteur de Roméo et Juliette est l’héritier direct du Moyen Âge anglais. En effet, la littérature médiévale s’attachait à décrire les émotions pour renforcer l’action. Procédé qui rappelle aussi ce que l’on pouvait trouver dans la littérature française à la même époque. L’invitation à la connaissance de soi était un thème connu en Angleterre au XVIe siècle. On restait cependant dans la tradition du socratisme chrétien : la sagesse commençait par la connaissance de soi, c’est-à-dire qu’elle n’était plus le moyen de s’élever à la connaissance de Dieu, mais une sorte de savoir pour se conduire en société.

Chemin faisant, Shakespeare renouvelle l’expression du moi. Il insère dans ses Sonnets la subjectivité, sa personnalité profonde, à la manière de Vivès et de Ben Jonson qui affirmaient que “le langage est ce qui fait le mieux connaître un homme”. La parole est donc l’image du locuteur, quand bien même elle ne ferait que remonter des “secrètes profondeurs de son inconscient”. L’écrivain anglais, contrairement à ses contemporains (Spenser ou Sidney, par exemple) suggère aussi à maintes reprises l’existence d’un contraste entre le moi social, le personnage qu’il est contraint de jouer, ou tel qu’il apparaît aux autres. Au cœur des Sonnets, la vie intérieure de Shakespeare a ses moments de plénitude, ses périodes de frustration et de manque. L’inconstance y règne en absolue maîtresse même si l’auteur affirme le contraire : inconstance ne signifiant pas éclatement ou dissolution… ce que le moi shakespearien n’est pas en comparaison à celui de Montaigne.

Quid de son théâtre ? Peut-on y identifier une forme de subjectivité ? N’oublions pas que les Sonnets ont été écrits avant Hamlet et avant la lecture de Montaigne… R. Ellrodt, dans un souci d’élargissement, soulève donc la question du moi théâtral qu’il parvient à déceler à l’intérieur des soliloques. En effet, la subjectivité s’y exprime directement à travers une attention croissante à la vie intérieure et d’une réflexivité spontanée comparable à celle que l’on trouve dans les Essais. Le critique analyse alors au plus près le monologue shakespearien qui épouse clairement l’évolution de la subjectivité. Et c’est à partir de procédés purement rhétoriques, conventionnels, que le dramaturge a fait jaillir ce que la pensée actuelle appelle le “courant de conscience”. Il est évident que dans le théâtre de Shakespeare de Jules César (1599) à Mesure pour mesure (1604) ou au Roi Lear (1606) apparaît un équilibre entre l’intériorité et l’intérêt pour l’observation objective, trait que l’on retrouve aussi chez Montaigne. Et c’est justement à ce moment-là que le dramaturge a lu l’auteur français !

Quelle est alors l’influence de Montaigne sur Shakespeare ?
Le premier a pu inspirer le second sur les interrogations sceptiques et le sens de la relativité qui s’expriment dans le théâtre. Des échos des Essais ont été trouvés puis analysés par Kenneth Muir dans le Roi Lear. Shakespeare a distillé dans son texte la pensée montaignienne sans la piller. La lecture des Essais a donc augmenté l’intérêt porté par Shakespeare à la vie intérieure et à la connaissance de soi. L’on retrouve tous ces questionnements dans les personnages de l’auteur anglais, notamment chez Hamlet, chez Macbeth et Lady Macbeth, car ils portent intrinsèquement toute la complexité et la cohérence du discours sur le moi et de la subjectivité à venir.

Le temps subjectif chez les deux auteurs
Les auteurs de la Renaissance ont privilégié le temps subjectif. Montaigne s’intéresse au temps de sa propre vie, au moment présent, au plaisir du “passe-temps”. Grâce au “passe-temps” ou au “passage du temps”, Montaigne en vient alors à conférer à l’instant présent sa propre plénitude, en dehors de l’éternel. Et même s’il aime retourner dans le passé (le temps de “l’histoire”), c’est que ce temps éclaire le présent. Shakespeare, lui, se plaît à décrire et à jouir d’un temps personnel, tourné vers lui seul. Ce temps n’est jamais allégorique, mais toujours personnel. D’ailleurs, il le déclare souvent dans ses Sonnets. Ce temps devient alors prospectif, tourné vers le futur dans l’attente ou dans l’anticipation. L’auteur anglais a donc besoin de se forger une éternité particulière dans l’amour et dans la poésie, car le monde poétique des Sonnets est tout enclos dans le temps, dans son propre temps.

Ce qui importe, pour attester de la permanence d’une intuition particulière du temps dans l’œuvre shakespearienne, c’est cette conscience simultanée des deux mouvements, croissance et décroissance, non le choix du regard d’aller de préférence d’une direction à l’autre à tel ou tel moment. Ce processus d’ailleurs le rapproche de son contemporain français.

Les valeurs humanistes
Les valeurs humanistes privilégiées à la fois par Montaigne et par Shakespeare ont pour fondement la compréhension de l’Autre, à l’Étranger (“J’estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un François”, Montaigne, Essais, III, IX ; 973B). Celle-ci peut se manifester dans une relation personnelle d’amitié, thème favori des humanistes de la Renaissance. D’ailleurs, les deux auteurs n’hésitent pas à donner leur amitié à des hommes de basse condition alors même que l’un se réclame de la noblesse d’épée et l’autre use de sa notoriété pour élever son père au rang de gentilhomme. Leur amitié est donc mise sur un piédestal, à la gloire de l’Autre, de l’Ami (pensons à la fameuse sentence : “parce c’était lui, parce que c’était moi”). Mais c’est aussi un mémorial à leur propre gloire :

Ces vers me laisseront quelque droit à la vie
Et, restant près de toi, seront mon mémorial
(sonnet 74)

La Sagesse de Montaigne et de Shakespeare : en guise de conclusion
En guise de conclusion, R. Ellrodt ne prononcerait qu’un seul mot capable d’habiller ensemble les deux auteurs, ce mot est “sagesse”. En d’autres termes, suivant le principe de Socrate, ils “ramen[èrent] du ciel, où elle perdoit son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme”.

Cette sagesse explorerait alors divers domaines : celui de la pratique de l’introspection qui ne serait in fine qu’un doux équilibre entre l’intériorité et le monde extérieur. Celui de la vision de la nature humaine à la fois changeante et constante. Celui du temps partagé entre un passé, un présent et un futur. Un temps tout à la fois destructeur et créateur, un temps dès lors subjectif. Enfin, celui de la raison qui démasque l’imposture et reconnaît les valeurs humanistes. Tous ces domaines esquissent alors une double conception de la subjectivité. R. Ellrodt a donc voulu “prouver” (sic) que Montaigne et Shakespeare furent bien les premiers à ouvrir la voie à des manifestations nouvelles de la conscience de soi propres à la période “moderne”.
Si l’étude de R. Ellrodt passionne par sa richesse et son humilité constante grâce notamment à des renvois constants à des spécialistes anglais et français, il aurait été sans doute plus judicieux de construire l’analyse avec plus de rigueur, en soudant les thèmes abordés avec plus de naturel. En effet, cette réunion d’articles a quelque chose d’artificiel et de répétitif. Chaque chapitre refait en quelque sorte un récapitulatif historique du précepte abordé au détriment de l’analyse comparative des deux auteurs qui, quand elle se réalise, est riche. D’autre part, si la lecture du texte traduit est assez aisée, les nombreuses coquilles typographiques (des guillemets ouverts en début de citation et non refermés, des points finaux doublés d’une virgule, des mots répétés deux fois, des dates erronées…) et le peu de soin apporté à l’expression française nuisent considérablement à la compréhension phrastique et au sens général.