Un riche parcours des multiples sources littéraires et philosophiques sous-tendant le chef d’œuvre de Céline, mais aussi une remise en question du style et des idées “révolutionnaires” du roman.

L’ouvrage de Marie-Christine Bellosta présente une lecture ambitieuse du roman le plus renommé de Céline, par la mise en avant des multiples sources d’inspiration qui lui en ont fourni la matière en grande partie ignorée jusqu’à présent. En entreprenant de reconstituer la bibliothèque de l’homme de lettres, afin de mieux appréhender son univers intellectuel, M.-C. Bellosta réussit à nous faire apprécier la richesse du récit hétéroclite que constitue Voyage au bout de la nuit (1932). De ce fait, l’étude brosse un portrait fort savant de Céline qui, dans la composition des aventures de Bardamu, s’est livré à une réflexion soutenue sur les écrits des philosophes – notamment Voltaire et Rousseau –, les œuvres romanesques de Joyce, Conrad, Defoe et Mauriac, les essais de La Bruyère et de Montaigne, la philosophie de Schopenhauer, les théories psychanalytiques de Freud et d’Otto Rank, ainsi que les textes et articles d’une variété d’auteurs, d’hommes politiques et de scientifiques de l’entre-deux-guerres. Toutefois, l’éloge de l’érudit Céline s’arrête là, car cette analyse minutieuse des jeux intertextuels du roman cherche avant tout à révéler une sensibilité fasciste naguère camouflée.

Le fil conducteur reliant les nombreux hypertextes qui jalonnent le roman de Céline est ce que M.-C. Bellosta nomme l’“art de la contradiction”, à savoir une appropriation typiquement célinienne des métaphores, thèmes, intrigues, personnages et visions intégrales d’autrui sur l’humanité afin de les contredire, d’en tirer des conclusions divergentes, plus sombres, voire dangereuses. Dans le Voyage, la contradiction opère à plusieurs niveaux majeurs. D’abord, le lecteur est tenu d’appréhender une multiplicité de voix contradictoires traversant le texte, et d’en négocier le sens. Cette démarche est d’autant plus difficile que l’auteur, toujours dans l’esprit de contradiction, s’empare de la philosophie sous-jacente de ses sources pour en détourner la signification, le plus souvent pour l’inverser. Par exemple, Céline se réclamerait de l’idéologie pacifiste empruntée aux écrivains de la Grande Guerre (Barbusse, Genevoix, Dorgelès) dans le but de gommer les aspects tendre, lyrique et révolutionnaire de leurs récits. Par une perversion de la critique anticolonialiste du roman de Defoe (Robinson Crusoé), Voyage présenterait de même un message anti-colonies, révélant les effets démoralisants de l’Afrique sur toute population “civilisatrice”. À travers une relecture des personnages féminins d’Ulysse (Joyce), notamment de Molly Bloom incarnée par la Molly que Bardamu côtoie, le roman de Céline refuserait enfin l’optimisme des représentations sexuelles des années 1920 pour cultiver un érotisme du vide. Aussi le “bon sauvage” de Rousseau se transformerait-il, par le biais de la domestique de Lola, en nègre-terroriste dont la manie des bombes annule l’idéologie de l’anarchisme et de la révolution selon laquelle l’Homme est né bon. Il s’agirait donc d’une véritable entreprise de détournement voire de destruction des modèles littéraires.

Cet art de la contradiction qui alimente le récit aboutirait à une nouvelle vision philosophico-politique à son tour contradictoire. Les “abus” textuels de Céline déploieraient une représentation déplorable de l’humanité, qui n’épargne pour les fusionner que le côté négatif des idéologies “contraires” afin de dresser, à partir d’inquiétantes réconciliations, une image unique de la condition humaine, en l’occurrence celle de la noirceur et de l’abjection de l’âme. Ni de gauche ni de droite, mais un peu des deux à la fois, Céline nous offrirait une œuvre “prolétarienne” intéressée par la condition de la classe ouvrière mais dépourvue de tout espoir progressiste, car pour le romancier, tout homme est mauvais. Ni freudien ni chrétien, ou plutôt les deux à la fois, et du fait de sa croyance au mal naturel, Céline envisage la violence et la guerre comme autant de conséquences inévitables de la pulsion de mort et du narcissisme, péchés originels qui, n’en déplaise à l’homme, le condamnent dès le berceau à ne jamais regagner le jardin d’Éden. Or, pour M.-C. Bellosta, l’“art de la contradiction” est moins un art poétique au sens propre qu’un métier prosaïque. De peur de laisser l’originalité du romancier, aussi sombre soit-elle, nous séduire, l’essayiste la qualifie plutôt de “consommation de symboles”, “consommation de langages, qui tire son profit des discours préexistants et des idées toutes faites”   .

Céline ou l’art de la contradiction s’inscrit dans le camp des céliniens opposés aux critiques qui, pour comprendre l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain, tiennent à la diviser en deux. Contrairement aux spécialistes, comme Henri Godard, qui maintiennent une distinction fondamentale entre les romans “révolutionnaires” au niveau politique et poétique d’une part, et les pamphlets réactionnaires et antisémites dépourvus d’intérêt stylistique de l’autre, M.-C. Bellosta s’inscrit plutôt dans le sillage de Philippe Alméras, entre autres, pour qui les textes de Céline – romans et pamphlets – forment un ensemble cohérent, puisque l’idéologie fasciste de ces derniers fonde déjà la vision des premiers.

Nonobstant les paramètres restreints que propose le sous-titre, cette étude effectue aussi une “traversée” de Bagatelles pour un massacre afin de rapprocher l’idéologie et le style rhétorique du pamphlet antisémite de son “précurseur”, Voyage. De fait, les chapitres consacrés à la philosophie réactionnaire et antihumaniste, au moralisme contre-révolutionnaire et à la politique antidémocratique et anticapitaliste qui s’expriment dans Voyage opèrent à la fois une analyse génétique du roman et un rapprochement des idées et du style des deux textes afin de mieux éclairer l’idéologie pernicieuse de l’univers romanesque de Céline et de conduire le lecteur à la conclusion qu’“Il n’y a pas plusieurs Céline, ni de Céline ‘avant Céline’”   . Cette déclaration, qui débute l’épilogue, oblige le lecteur perplexe à constater le paradoxe selon lequel, au niveau de la pensée surtout, l’écrivain cultive un “art de la contradiction” tout en restant lui-même cohérent dans l’ensemble de son œuvre. En suivant l’argument de l’absence de désaccord entre romans et pamphlets, force serait de constater que l’écrivain s’abstient de se contredire. Notre réflexion sur l’étude de M.-C. Bellosta pourrait se compliquer davantage si nous considérons le truisme d’une “pensée” antisémite forcément incohérente.

Cet essai entreprend le difficile labeur de rendre compte d’un imaginaire dont la nature même résiste vivement à la totalisation. L’attrait et le mystère de l’écrivain résident certes en grande partie dans son caractère insaisissable. M.-C. Bellosta est la première à avouer qu’en essayant de mettre de l’ordre dans l’affaire Céline, elle se met dans de “beaux draps”. En reconnaissant que la correspondance et les interviews de l’écrivain sont peu fiables car “vérités et mensonges s’y mêlent”, elle constate qu’il est “hasardeux de croire Céline sur parole”   . Une analyse telle que celle-là, qui tâche de dévoiler le “vrai Céline” et se condamne dès lors à faire le tri des énoncés de l’auteur, de son narrateur et des pensées diverses (ou “contradictoires”) constituant Voyage, se révèle épineuse. À titre d’exemple, l’auteur peine à expliquer que le récit de Céline favorise les théories de l’orthobiose prônées par le personnage du professeur Parapine   , alors que le narrateur lui-même estime qu’elles constituent une “exorbitante fantaisie” (chapitre 39 du Voyage). Une telle approche exige de faire des choix en soulignant l’importance de certains énoncés aux dépens d’autres, et risque donc de susciter parfois le scepticisme du lecteur. Qui plus est, cette démarche s’astreint à présumer que les lecteurs contemporains du Voyage, dont Sartre, Beauvoir, Malraux, Mauriac ou encore Trotski, l’ont lu de travers, et que l’idéologie réactionnaire qui sous-tendait le texte est passée inaperçue, faisant tout au plus l’objet d’un contresens.

Céline ou l’art de la contradiction replace à juste titre les divers thèmes et pensées qui constituent Voyage dans la culture intellectuelle de l’entre-deux-guerres – ses œuvres littéraires, discours politiques, thèses psychanalytiques et théories médicales. L’essai illustre surtout une œuvre enracinée dans son moment historique, engagée dans des réflexions contemporaines sur la société, la guerre, la santé, la mort, le bien et le mal. À cet égard, l’étude est impressionnante. En revanche, M-C. Bellosta s’abstient de dissimuler son peu de sympathie pour Céline. Tandis que bien des critiques considéreraient la pléthore des reprises littéraires dans Voyage comme un “aspect universel de la littérarité” (Gérard Genette), cette étude juge le récit célinien trop hypertextuel   . Là où d’autres jugeraient légitime et commun de la part d’un écrivain de s’inspirer des théories freudiennes sur l’inconscient dans la création d’une fiction, l’auteur suppute que Céline “a seulement mis l’acquis freudien au service de sa propre représentation morale du monde, édifiant un des moralismes les plus noirs qui aient jamais existé”   . Alors que certains trouveraient courageux ou sincère un Céline révélant ce qu’il croit véritablement être l’état brut de la vie, M.-C. Bellosta s’en prend à un auteur qui “fait chanter les horreurs”, qui “nous fait rire de l’absurdité fondamentale d’être en vie et d’y croire”, au fond, qui pousse le lecteur au bord de l’abîme   . Céline ou l’art de la contradiction donne certainement une riche matière à méditer, mais ceux qui cherchent à se familiariser (de nouveau) avec l’écrivain à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, à s’offrir une vue plus large sur ses œuvres, sont conviés à confronter cette étude à celles de Godard ou de Kristeva.

 

Critique extraite du dossier sur Céline, coordonné par Alexandre Maujean.