Pour Jean-Marc Manach, journaliste spécialiste du web, le constat est sans appel : la toile est un espace de liberté irréductible que les pouvoirs politiques doivent chercher à comprendre, à défaut de pouvoir le contrôler.

Nonfiction.fr – Qui sont les "hackers" d'aujourd'hui? Pourquoi inquiètent-ils autant nos gouvernements?
Jean-Marc Manach – Il existe plusieurs types de hackers : à l'origine, le terme désignait bidouilleurs et petits génies de l'informatique qui parvenaient à faire des choses considérées comme impossibles, ou qu'ils n'étaient pas censé pouvoir faire. Avec le développement de l'internet, nombreux sont ceux qui se sont spécialisés en sécurité informatique, et le film Wargame notamment a contribué à les assimiler à des "pirates", ce qu'ils ne sont généralement pas. En résumé : de même que tous les terroristes islamistes sont des musulmans, ce qui ne fait pas de tous les musulmans des terroristes, tous les pirates informatiques sont plus ou moins hackers, ce qui ne fait pas des hackers des "pirates". En France, l'un des tous premiers groupes de hackers avait été créé, à la fin des années 80, par la DST, ce qui a fait que, contrairement à d'autres pays, aucun hacker ne se revendique comme tel, ce qui a contribué à fausser l'image que l'on se fait d'eux.
Les hackers n'inquiètent pas les gouvernements : ils en recrutent, à tour de bras, parce qu'ils ont enfin compris l'importance vitale des infrastructures de télécommunications, qu'il convient de sécuriser. Cela fait des années que, aux USA, la NSA notamment recrute ouvertement dans les conventions de hackers, et l'armée US, tout comme les services de renseignement britanniques, lancent régulièrement des concours ou challenges visant à recruter ceux qui parviennent à casser des codes secrets, ou à résoudre des énigmes informatiques. En France, la DGSE et l'ANSSI (en charge de la "cyberdéfense") ont lancé une politique active de recrutement depuis deux ans, avec comme objectif le recrutement de plusieurs centaines de spécialistes de la cryptographie, de cryptanalyse ou de sécurité informatique. Objectif : parvenir à protéger les infrastructures de télécommunications, ainsi que les entreprises, publiques ou privées, des attaques lancées par des "pirates informatiques" agissant, soit par appât du gain (extorsion, vol de documents sensibles, détournement, etc.) soit en tant qu'espion pour le compte d'entreprises privées ou de services de renseignement.
Avec Stuxnet, virus particulièrement sophistiqué, un cap a été franchi : il ne s'agit plus tant de sécuriser les seuls sites web et réseaux informatiques, mais également les infrastructures vitales partiellement commandées ou pilotées au moyen de réseaux de télécommunications.

Nonfiction.fr – Devons-nous nous attendre à de nouvelles "désobéissances numériques" après Wikileaks et le Printemps Arabe?
Jean-Marc Manach – Il n'y a jamais eu d'"obéissance numérique", et il n'y en aura probablement jamais : même dans les pays où l'internet est censuré, filtré, surveillé, les internautes savent comment contourner ces techniques de contrôle. L'Internet n'appartient à personne, et ne sera jamais contrôlé ni dominé par un quelconque pouvoir centralisé. Internet est décentralisé et ne connaît pas de frontières, ce qui permet aux internautes d'échapper aux logiques de contrôle en vigueur dans notre monde frontiérisé.
WikiLeaks et le Printemps arabe ont montré au monde entier l'importance de l'Internet pour la société civile et la défense des libertés. Qui aurait pu imaginer, il y a seulement 7 ans lorsqu'est apparu Facebook, que ce petit site fermé créé par et pour les étudiants des grandes universités américaines participerait aux révolutions du Printemps arabe ?
Ce qu'une minorité d'internautes défenseurs des libertés s'acharne à répéter depuis des années est apparu au grand jour au monde entier cette dernière année : Internet est un formidable outil pour la démocratie, sorte de contre-pouvoir citoyen permettant aux gens de communiquer et de s'organiser sans avoir à attendre l'autorisation de ceux qui ont le pouvoir.

Nonfiction.fr – Pensez-vous qu'il soit possible de "civiliser" Internet? Une régulation à l'échelle mondiale du Web est-elle souhaitable?
Jean-Marc Manach – Vouloir "civiliser" Internet revient à considérer que les internautes seraient des "sauvages", et témoigne d'une vision caricaturale, diabolisante pour ne pas dire néocoloniale, de l'Internet. Il n'est d'ailleurs pas anodin de voir que Nicolas Sarkozy a qualifié les internautes, à l'e-G8, d'"internautres", ces autres qui lui font peur, parce qu'il ne connaît pas l'internet, et qu'il ne s'en sert pas. Il suffit pourtant de passer un peu de temps sur le Net (ce qui est le cas de plus de 44 millions de Français) pour découvrir que ce n'est pas la jungle et que nous ne sommes pas des barbares.
Ce qu'il faut, ce n'est pas "civiliser" Internet, mais s'en servir pour protéger les cyberdissidents qui réclament plus de démocratie dans leurs pays totalitaires (ce que Nicolas Sarkozy a refusé de faire lors de l'e-G8), pour développer des modes de gouvernance plus horizontaux et participatifs, à la manière de l'Islande notamment, qui s'en sert pour proposer aux internautes de réécrire leur constitution, et contribuer à donner plus de pouvoirs au peuple.
Je suis consterné de voir tous les efforts qui sont entrepris pour sensibiliser les enfants aux "dangers" de l'Internet, alors qu'il faudrait également, tout autant sinon plus, leur apprendre à s'en servir, à programmer, créer des sites web, savoir rechercher de l'information, communiquer... Ils vont passer une bonne partie de leur vie sur les réseaux, et seront bien plus nombreux à trouver du travail grâce à Internet qu'à perdre leur emploi ou à avoir des problèmes "à cause" du Net. Mais plutôt que de les aider à en maîtriser les usages et les outils, on les incite à ne pas trop s'en servir, notamment pour s'exprimer et partager des informations ou des données.
Internet est une chance pour nos démocraties, ainsi que pour nos économies en crise : 25% des emplois créés en France depuis 1995 sont liés au Net   . Et plutôt que de saisir la balle au bond et de s'intéresser à ce en quoi le Net est du côté de la solution, un quarteron de politiques pas encore à la retraite le voit encore comme un repaire de "pédo-nazis" qu'il conviendrait de "civiliser".
Internet n'a pas besoin d'être civilisé, mais d'être protégé de ceux qui veulent le coloniser. La chance qu'ont les Internautes par rapport aux peuples qui ont été colonisés aux XIXe et XXe siècle, c'est que la colonisation du Net est un combat perdu d'avance. "L'information veut être libre", et Internet a été conçu pour empêcher toute forme de censure. Nous (le peuple des connectés) avons d'ores et déjà gagné

 

* Propos recueillis par Clémence Artur.

 

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