Dans le cadre d'un partenariat avec La revue civique, Nonfiction reprend un des articles parus dans le dernier numéro, printemps-été 2011, signé Renaud Dely.

Journaliste aux analyses appréciées, Renaud Dely, Directeur adjoint de la rédaction du Nouvel Observateur, passé par Libération, Marianne et France Inter, livre à la Revue Civique sa vision d’un "journalisme en crise" qui tend, selon lui, à la fois à représenter et à accentuer la "fracture civique". Il évoque sans détours les causes profondes du phénomène et estime que "la presse ne traverse pas une crise de la demande mais une crise de l’offre". Explication et arguments d’un professionnel des médias sur "les travers", naturellement corrigibles, de la profession.


Le journalisme a mauvaise presse. Il n’est pas impossible qu’il l’ait bien cherché... Dans toutes les enquêtes d’opinion, ce métier figure désormais tout en bas des palmarès, bien calé parmi les professions les plus décriées, entre les responsables politiques, les huissiers de justice et les prostitué(e)s. A quoi tient ce désamour ? Pourquoi cette perte de confiance ? Pourquoi la figure mythique de "Tintin, reporter au petit Vingtième" qui faisait le bonheur de nos jeunes années, a-t-elle cédé la place à celle, tout aussi caricaturale, d’un archétype de cynisme, affidé des pouvoirs en place, et pourvu d’une parole douteuse ? A en croire la vox populi , il n’y aurait plus guère aujourd’hui que deux catégories : les journalistes achetés… et les journalistes à vendre, un parcours professionnel "réussi" consistant à passer de la seconde à la première catégorie.
Société de l’information, société de connivence… et de mensonges, entend-on de toutes parts. "On nous cache tout, on ne nous dit rien". Connu, le refrain n’a pas été inventé par Jacques Lanzmann. Peu importe qu’il soit juste. Il est audible, et entendu. Sans céder aux penchants conspirationnistes qui font tant de mal à nos démocraties, c’est la seule chose qui doit interroger les médias. Pourquoi ne les croit-on plus, ou si peu ?


Publiée le 8 février 2011, la dernière livraison du sondage annuel La Croix/ TNS Sofres (1) a donné un nouvel aperçu de l’ampleur de la catastrophe : 63 % des personnes interrogées pensent que les journalistes ne sont "pas indépendants" parce qu’ils " ne résistent pas aux pressions des partis politiques et du pouvoir ", contre seulement 26 % qui émettent l’avis inverse. Et 58 % des Français jugent de même que les journalistes cèdent aux "pressions de l’argent", contre 27 % qui affirment le contraire. Par ailleurs, seuls 49 % des personnes interrogées considèrent que "les choses se sont passées à peu près comme le racontent les journaux" (57 % pour la radio, 46% pour la télévision et 35% pour Internet)
Cet état des lieux est d’autant plus affligeant que dans le même temps, les Français affichent une grande soif d’information, 69 %, d’entre eux revendiquant un "intérêt" aux médias "très ou assez grand". En clair, ils ont besoin des médias… mais ne les croient plus ! Dangereux grand écart, source de ressentiment et de bien des frustrations.
Il n’est qu’à voir la façon dont quelques-uns de nos responsables politiques ont fait des journalistes leurs punching- ball préférés pour mesurer l’étendue du désastre. Quand Jean-Luc Mélenchon voue aux gémonies l’ensemble de la corporation journalistique et jette en pâture à l’opinion l’une de ses figures emblématiques, le présentateur du 20 heures de France 2, David Pujadas, en le traitant de "larbin" et de "laquais du système", quand Nicolas Sarkozy s’applique à mettre en scène une guérilla permanente avec les médias pour mieux plaire à ses électeurs, quand Xavier Bertrand, Martine Aubry, Vincent Peillon et tant d’autres encore s’escriment à délégitimer la parole journalistique en flirtant, parfois, avec l’injure, c’est bien que l’heure est grave.

Les journalistes, devenus proies délectables

Si, à l’aube de la campagne présidentielle, les journalistes sont devenus de tels épouvantails qu’il est conseillé au candidat en quête d’électeurs de les stigmatiser pour séduire l’opinion, c’est bien que les médias ont fauté. A défaut de savoir toujours les guérir, au moins les politiques habiles savent-ils renifler les plaies qui suppurent et travaillent la société française. S’ils tapent ainsi sur les journalistes, c’est qu’ils pensent toucher juste.
Dans notre démocratie représentative en piteux état, les journalistes sont devenus des proies délectables et des cibles faciles. Au même titre que d’autres corps intermédiaires dont la mission consiste à conforter le lien social en assumant des fonctions de pédagogue du pacte républicain : enseignants, magistrats, avocats, etc. Parce que les médias se sont institutionnalisés, et que la plupart des institutions qui régulent encore nos démocraties assoupies sont en crise : l’école, le tribunal, la plupart des services publics; et, donc, le journal…
Loin de combler la fracture civique qui se creuse dans notre pays, il est toute une catégorie de politiques qui en font leur beurre électoral. Ils l’aggravent en désignant des bouc-émissaires pour faire oublier leur impuissance. Pour affronter cette situation, rien ne sert de dénoncer avec des cris d’orfraie la démagogie dans laquelle se vautrent ces élus. Il ne suffit pas davantage de brandir sa carte de presse, de se draper dans la Charte des journalistes de 1918, d’en appeler à la déclaration des droits de l’Homme ou de réciter les préceptes immémoriaux d’Hubert Beuve-Méry.
Non, le plus souvent, l’indignation a même des effets contraires à celui recherché. Loin de générer une quelconque solidarité dans l’opinion, elle attise des réflexes corporatistes et isole un peu plus les journalistes du reste de la société. Réagir en se plaçant sur le seul terrain de la morale, c’est ouvrir un boulevard aux démagogues.

Prendre le contenant pour le contenu, le tuyau pour le sens ?

C’est en allant au fond des choses, en explorant cette fracture civique qui s’est creusée entre les " sachants " et ceux qui sont à la traîne, entre ce que Jean-Pierre Raffarin appelait jadis, avec des manières de hobereau de province, la "France d’en bas" et celle d’en haut, entre les "inclus" de la société de l’information et ceux qui en sont exclus, que l’on apurera ce grave contentieux qui met en péril la santé de notre République.
Une vision un peu angélique a cru pouvoir faire de la révolution Internet l’avènement d’une nouvelle ère, celle de l’information pour tous. "Le XXI è siècle sera informé ou ne sera pas", nous serine le refrain des "geeks". Une nouvelle ère où chacun aurait, bien plus qu’hier, accès à l’information. Une ère de partage et de démocratisation, d’ouverture et de transparence absolue, où la fracture civique se résorberait peu à peu, sous l’effet réparateur des technologies modernes de communication. C’est prendre le contenant pour le contenu, le tuyau pour le sens, l’outil pour une fin en soi.
Certes, la révolution des médias générée par la Toile est un formidable progrès. Seule une vision de riche occidental repu pourrait conduire à le nier. En Chine, en Iran, en Tunisie ou encore en Egypte, des peuples en quête de liberté ont pu mesurer à quel point ces nouvelles technologies étaient indispensables à leur émancipation. Ce sont les dictateurs qui veulent bailloner la Toile, la rue, elle, ne réclame pas que du pain, mais aussi de l’information.
Pour autant, s’il est utile pour faire chuter les tyrans, le Net ne saurait suffire à instaurer, garantir, puis conforter la démocratie. Car il ne s’agit là que d’un outil dont l’usage définit la pertinence. En générant un flux d’informations continu, sans ordre ni hiérarchie, ce tuyau prend le risque de noyer le vrai sous l’abondance. Et de créer une illusion, alimentée par exemple par le boom du blog, le mirage du "tous égaux, tous journalistes !"

Le tremblement de terre Wikileaks

Le tremblement de terre déclenché par la publication à la fin de l’année 2010 sur le site Wikileaks de dizaines de milliers de télégrammes diplomatiques est là pour nous le rappeler. Sans le travail de vérification et de mise en perspective effectué par une brochette de grands journaux (Le Monde, El Païs, Der Spiegel, New York Times, etc), l’avalanche provoquée par Julian Assange aurait pu engendrer une catastrophe. La rigueur et le sérieux de journalistes professionnels ont permis de contourner ce risque et d’accoucher d’une véritable avancée démocratique, tant le culte du secret et de la raison d’Etat est néfaste à la bonne santé de nos démocraties lorsqu’il prétend faire système.
C’est donc là que réside le principal péril qui menace l’existence même de médias crédibles et reçus comme tels : lorsque l’expertise, le recul, la pédagogie, le sens que la profession de journaliste se doit de conférer aux événements disparaîssent sous les flots de la "mal-info". Bref, quand la quantité tue la qualité.
Dès lors, pour sauver sa peau, le journaliste n’est plus seulement un narrateur, un conteur, ou un analyste; il prétend au rang d’expert, avec toute la morgue et la suffisance que peut supposer un tel titre. Ainsi, il prend le risque de creuser un peu plus sa tombe aux yeux du grand public.
Le diagnostic tient donc en peu de mots : au gré de la fracture civique qui s’est creusée dans notre pays, le journalisme est tombé du mauvais côté. Du côté des puissants, des positions établies, des intérêts à défendre. Bref, du côté de ces élites, politiques, financières, intellectuelles contestées de toutes parts.
Le journaliste a cessé de penser contre lui-même, et même souvent pour lui-même. Il s’est mis à penser comme les autres. A réciter, à ressasser. Il a cessé de se mettre en danger, de renverser la table pour oser contester ce que l’on pense spontanément comme acquis. Il a abandonné la culture du doute pour celle des certitudes, si souvent erronées. Plutôt que d’enquêter, puis de raconter, il s’est mis à psalmodier. Totems et tabous, telles sont les deux plaies d’un journalisme balisé, propre, sage, fade. Celui-là même qui exaspère les foules.
Dans l’hexagone, cette fracture civique est apparue à partir de la fin des années 80.
La dissipation des illusions politiques, avec la concrétisation de l’alternance droite-gauche, la fin des grandes idéologies, et l’enfermement du débat public dans un périmètre étroit, clos par des murs baptisés "marges de manoeuvre", "cercle de la raison" ou encore "pensée unique", en ont été les premiers symptômes. L’installation durable de la crise économique et sociale et l’enracinement d’un chômage de masse ont accéléré cette mutation. Ce cocktail explosif a accouché d’une succession de "votes de crise". Et à chaque fois, les médias se sont retrouvés du mauvais côté de la fracture civique, du côté des élites aveugles insensibles à la colère des peuples, sans percevoir les signes avant-coureurs de la catastrophe : le référendum sur le traité de Maastricht de septembre 1992 avait servi de coup de semonce ; la victoire de Jacques Chirac et de sa "fracture sociale" en 1995, contre tous les augures qui se prosternaient aux pieds du si raisonnable Edouard Balladur, de coup d’arrêt ; l’accession de Jean-Marie Le Pen, au second tour de la présidentielle de 2002, de "coup de tonnerre" ; enfin, la nette victoire du non au référendum sur la Constitution européenne du 29 mai 2005, de coup de grâce !

Une profession qui ne sait plus bien où elle en est

A force de trop de leçons assénées d’en haut et de haussements d’épaule, les médias ont perdu la confiance du public. A bien des égards, ce jugement est sans doute largement excessif, ce réquisitoire déplacé, ce procès injuste. Mais c’est ainsi qu’une grande partie de nos compatriotes perçoit désormais la profession de journaliste, ses lacunes et ses dérives.
Ultime marque de dédain d’une profession qui ne sait plus bien où elle en est, et encore moins où elle va, si le journalisme est en crise, ce serait, paraît-il, la faute de ses clients, et non de ses acteurs… De nouvelles formules en évolutions de maquette, de changements de managers en recompositions capitalistiques, bref, de dépôts de bilan en rachats, la disparition de la presse écrite serait inéluctable. La faute à une sorte d’abêtissement généralisé de nos sociétés contemporaines dans lesquelles les jeunes, abreuvés de télé et de jeux vidéo, auraient définitivement perdu tout attrait pour la lecture. Tragique contresens : la presse ne traverse pas une crise de la demande mais une crise de l’offre.
C’est au contraire en se plaçant aux côtés du lecteur, en se rapprochant de lui, de ses attentes et de ses désirs, en le prenant par la main pour l’emmener vers un dessein commun, que la presse sortira du coma dans lequel elle s’enfonce. Bref, c’est en faisant preuve d’humilité, en doutant et en se remettant en question, que le journalisme peut retrouver une raison d’exister. Et une utilité sociale.
Dans les limites de la loi, toutes les opinions sont bonnes à entendre, à soupeser, à disséquer, à soumettre au débat, ce qui ne signifie pas forcément qu’elles soient toutes bonnes à dire...
Certes, il n’y a qu’une vérité, mais c’est en confrontant les points de vue, en donnant la parole à ceux qui émettent un avis contraire que le journaliste contribuera à forger une vérité plus solide parce que partagée et non pas imposée. Convaincre, faire oeuvre de. pédagogie, c’est forcément accepter que l’autre, celui qui se trompe, s’exprime. Non pour enfanter un consensus mou, mais pour définir un sens doublé d’une direction.
Car au final, seuls s’en sortiront les médias, les journaux, qui auront quelque chose à dire à leurs auditeurs ou à leurs lecteurs. Ceux qui ont des valeurs à défendre, une vision du monde à professer, un discours à tenir. Et qui seront capables de le faire avec, et aux côtés, de leurs lecteurs. C’est à ce prix, en s’astreignant à cette discipline, à cet effort sur eux-mêmes, que les médias rempliront leur mission qui est, justement, de contribuer à résorber la fracture civique.
Quelque chose à dire sur le monde moderne, sur l’état de nos sociétés et même sur le sens des destinées de chacun d’entre nous, voilà au final un bien beau sommaire pour un journal qui reste à inventer