Bernard Teyssèdre fourni une somme sans fioriture sur la période zutiste de Rimbaud.

Les éditions Léo Scheer ont publié un ouvrage de Bernard Teyssèdre sur le rapport de Rimbaud au cercle (et à l’album) zutique. Une somme de près de huit cents pages, au prix raisonnable, sur cette période durant laquelle Rimbaud fréquente un milieu relativement iconoclaste. Malgré la notoriété de l’album, peu d’études d’ensemble existent : Pascal Pia avait fourni d’importants commentaires dans son édition fac-similé de 1961, et récemment, en 2010, sous la direction de Seth Widden, des études sur l’album avaient été réunies aux éditions Garnier. L’avantage du travail de Bernard Teyssèdre est de tenter une sorte de biographie de l’album et du cercle zutique, de réaliser un récit précis et très documenté de cette période.

L’ouvrage oscille donc entre biographie de l’œuvre (“genre” qui semble se développer actuellement) et essai. Il est intéressant pour sa composition même : le récit est ponctué de sortes d’interludes, à savoir des lexiques (portant sur les poèmes essentiellement), de courtes monographies (sur les différents protagonistes du cercle zutique), etc. Ces interludes sont insérés dans les différentes sections, sans transition, ce qui a l’avantage d’éviter de longs récits ; ils apparaissent alors comme des apartés, des documents apportés à la réflexion. Ce parti pris remet en cause le statut traditionnel de l’annexe, en déplaçant donc ces éléments à l’intérieur même du récit. Ainsi, un tableau chronologique sur la datation des textes de Rimbaud est inséré dans le chapitre sur la chronologie de l’album. Mais ce choix implique donc l’absence de répertoire unique (informations sur les différents protagonistes) et la dispersion de ces informations-là où elles semblent utiles à l’auteur. Cette structure intéressante et qui implique un réel plaisir de lecture a cependant des inconvénients : elle privilégie la lecture linéaire et l’accès à certaines informations est rendu plus difficile, notamment à cause de la gênante absence d’un index des titres de poèmes, lequel se serait avéré particulièrement utile en raison du sujet même de l’ouvrage.

L’ouvrage reste tout de même une somme importante, mais oscille effectivement entre l’apport documentaire (conséquent) et l’interprétation personnelle, qu’il est parfois possible de ne pas partager. En particulier lorsqu’il s’agit de donner une lecture homosexuelle à certains faits ou poèmes. Ainsi, lorsqu’il est question de Verlaine qui dirait à Delahaye que Rimbaud devrait avoir une compagne pour le guérir des rhumatismes dont il souffrait, Bernard Teyssèdre ajoute qu’il s’agit “d’une façon de laisser entendre que cet adolescent ne baisait pas assez et que lui-même ne participait pas à la cure”. Le fameux “Sonnet du trou du cul” (écrit à deux mains) serait à lire de la même façon : volonté d’afficher et de revendiquer l’homosexualité de Verlaine et Rimbaud (le sonnet n’est pourtant signé que de leurs initiales, et la volonté parodique semble explicite), et de bafouer les normes sociales que représenterait l’hétérosexualité. Le terme “œillet” (qui est essentiellement employé par les homosexuels) apporterait une preuve supplémentaire à cette thèse ; pourtant le terme “comme” dans “comme un œillet violet” pourrait aussi bien démontrer le contraire puisque la comparaison n’est pas une identification.

Pourquoi voir nécessairement un aveu d’homosexualité alors que plusieurs éléments apportés ne semblent pas aller dans ce sens, comme le témoignage de Verlaine indiquant que ce poème est censé combler la lacune présente dans le recueil parodié d’Albert Mérat, à savoir le blason pour le “trou du cul” ? L’interprétation de Teyssèdre à ce sujet glisse progressivement vers une lecture plus politique (d’ailleurs les thèses de Steve Murphy – qui au passage est un des noms propres les plus cités lorsque l’on consulte l’index – sont largement partagées, notamment sur les idées communardes de Rimbaud), le sonnet étant censé être une “évidente provocation”, un “acte de guerre sociopolitique” s’inscrivant dans une “stratégie politique”. Cela serait-il fondamentalement le problème des textes de Rimbaud : la lecture la plus simple (en l’occurrence la parodie) étant forcément considérée comme simpliste et, peut-être à cause de l’aura mythique du poète, des lectures plus profondes devant être apportées ?

Mais ces nuances sur l’appréciation ne remettent bien évidemment pas en cause le travail remarquable de rassemblement et de recoupement d’informations réalisé par Bernard Teyssèdre, et qui font de cet ouvrage un élément important dans la bibliothèque de tout rimbaldien, mais aussi (grâce à la lecture confortable permise par la composition donnée à l’ouvrage) de tout amateur, de poésie comme de l’histoire des années 1870.