Une réflexion riche et personnelle sur les identités, personnelles et culturelles, mais qui délimite mal son propos et divague un peu trop pour véritablement convaincre.

Le petit livre d’Ali Benmakhlouf n’est pas un livre sur l’identité, ou plutôt pas sur ce qu’on croit qu’un livre sur l’identité pourrait avoir à en dire. Spécialiste de philosophie arabe (Averroès, Al Fârâbî) et de philosophie de la logique (Frege, Russell), l’auteur a mis ses deux casquettes pour aborder un problème à la fois individuel et culturel : qu’est-ce qui constitue l’identité, s’il y en a une, d’un individu et d’une culture ? La réponse sera double. Il s’agit premièrement de montrer que l’idée même d’identité, en tant qu’essence fixe dont une description exhaustive et close pourrait être donnée est une illusion ou plus précisément une fable, l’objet d’un récit constitué par le récit lui-même. Deuxièmement, l’idée que l’identité d’un individu puisse être isolée de son contexte (culture, rencontres), et celle d’une culture de son histoire introuvable (fables épiques) et de ses rencontres (mélanges culturels), est une illusion supplémentaire. Car à supposer qu’on puisse décrire, partiellement, l’identité de quelqu’un (par exemple par des « descriptions définies » russelliennes), nul n’est intégralement défini par une essence, qu’il tirerait de sa famille, de son milieu ou même de sa culture. Chacun hérite d’un ensemble multiple de facteurs identitaires qui contribuent à le définir mais la définition de ce que ou de qui je suis reste soumise à variation, géographique, temporelle, contextuelle. L’identité d’un être comme substance permanente n’est pour l’auteur qu’un postulat, logique, culturel et social. Parce que la question de l’identité est métaphysiquement indéterminée, ce postulat (ou fiction) doit être maintenu pour peu qu’il soit nécessaire, notamment par le biais de conventions linguistiques, mais concevoir l’identité comme l’essence d’une substance isolée (de façon atomiste) empêche aussi bien de comprendre le rapport d’un individu à sa culture que des cultures entre elles et à la civilisation en général.

De l’usage des fables : l’origine indispensable mais introuvable

L’auteur amorce sa réflexion par une référence à Alice, le personnage de Lewis Carroll, illustration à elle seule de toutes les métamorphoses, paradoxes, pertes de soi, d’essence, de lieu dont chaque personne est susceptible. Non seulement l’identité est une fable, mais elle est l’objet de fables (mon identité, ou celle de mon peuple, se dit à travers des fables, des récits) et les fables (Alice) nous aident à penser l’idée même d’identité (et pas seulement des identités particulières). La quête d’identité, pour s’arrêter, s’oriente vers un horizon originel, tissé de multiples fils qui s’enchevêtrent et dont aucun ne peut se réclamer d’être le fil originel. L’origine est définitivement et d’emblée introuvable. D’où la nécessité de fables, beaux mensonges platoniciens, qui narrent l’origine de peuples, de cultures, en les prolongeant ou les traduisant dans le présent ou dans les codes d’autres cultures (ainsi du passage d’Aristote dans la philosophie arabe). Deux espèces de fables fondamentales (faute d’origine) sont analysées par Ali Benmakhlouf. Premièrement, la fable épique, toujours retraduite, de la fondation, toujours recommencée, d’un peuple ou d’une culture. Deuxièmement, la fable juridique, à travers une lecture (un peu rapide) de Kelsen et un recours à l’idée de norme fondamentale. Celle-ci se pense comme présupposé de la rationalité juridique indispensable à l’édifice juridique dans son ensemble, garantie de cohérence et de normativité en-deçà de la norme fondamentale sur le mode hypothético-déductif ou syllogistique.

Identités et attributs

Métaphysiquement parlant, Ali Benmakhlouf accorde que les objets ont une unité. On peut parler de la personne que je suis, de la France, du peuple arabe ou de la philosophie grecque sans risquer de ne parler de rien. Mais cela ne signifie ni n’implique que les objets ont une identité, ce qui, rappelle l’auteur, est une relation, entre plusieurs objets dont on peut dire, ou non, s’ils sont les mêmes, c’est-à-dire le même. Cela concerne tous les objets, y compris donc les personnes et les cultures. Inutile donc de chercher un critère unique et décisif d’identité. Optant pour la corrélation par conjonction ("et") contre l’attribution (prédication) des identités ("est"), Ali Benmakhlouf ne manque d’insister sur le fait que les identités sont toujours attribuées, et ce, "par un tiers"   . Elles ne sont pas ce que je suis mais me sont attribuées comme si elles étaient ce que je suis ; elles ne sont pas, strictement, mes attributs ontologiques. Je ne peux alors les retrouver "que de façon oblique". Je ne fais toujours que les côtoyer. Je suis certes l’objet dénoté par la description définie "X est a, b, c" mais cette description est, par définition, lacunaire, bien qu’elle permette de m’identifier si l’on me cherche, au sens de me repérer, de me désigner. Mais je suis cette description et autre chose, une énumération ouverte de corrélations possibles. Ce caractère ouvert et interdépendant des identités interdit de parler d’identités personnelles indépendantes.

Dans des termes que n’utilise pas l’auteur, on peut suggérer cependant que si l’identité est une fiction (sociale, culturelle, personnelle), ce n’est pas tant en raison des rencontres qui la constituent que parce que la sémantique des attributions d’identités repose sur des concepts vagues. Les questions d’identité donnent lieu à des paradoxes sorites classiques (cf. notamment Derek Parfit, Reasons and Persons). L’identité est constituée par des rencontres, non pas primitivement (ce que semble penser l’auteur), mais parce que, étant soit métaphysiquement indéterminée (il n’y a pas d’identité de X) soit sémantiquement indéterminée (il y en a une mais nous l’ignorons), tout ce que nous pouvons dire de l’identité de X demeure tributaire de l’usage de certaines dénominations par X et par des tiers et de la continuité psychologique entre les états de X. Le paradoxe, grossièrement, est qu’il est logiquement indéterminé, à travers le temps et les changements (physiques et/ou psychologiques) subis, si la personne A au temps t1 est identique à la personne B à t0 (passé) ou à la personne C à t2 (futur), étant donnée une série de changements successifs qui distinguent le corps et l’esprit de A, B et C, respectivement entre t0 et t1 et entre t1 et t2, et qui, de proche en proche, n’affectent pas l’identité (de t0 à t0,1, de t0,1 à t0,2, etc.). Aussi bien synchroniquement que diachroniquement, mon identité à mes autres « moi » (parties, membres, prothèses, états mentaux, futurs "moi") et aux autres (de ma culture ou d’autres cultures) est une espèce d’identité indéterminée comme l’est l’identité du vaisseau de Thésée au fil des réparations ou celle, physico-géographique, de la montagne (où commence-t-elle, où s’arrête-t-elle).

Du moi aux autres : moi, ma culture, la culture de l’autre

Le même raisonnement peut être appliqué ensuite aux collectifs (peuples, cultures), aussi bien en tant qu’entités distinctes (totalités) qu’en tant que sommes des individus qui les composent et les ont composés. Le collectif, compris métaphoriquement comme personne, est de façon indéterminée identique à lui-même. Mais il hérite aussi, en tant que somme, de l’indétermination de l’identité de chacune de ses parties. L’une des suggestions de l’auteur est que les destinées incertaines des identités personnelles d’un côté, culturelles de l’autre, ont leur intersection dans les corps, vulnérables, seules propriétés inaliénables des personnes, prolongées dans les propriétés juridiques au sens strict. Les corps déterminent les places de chacun : "L’identité est certes flottante, mais elle est liée à un corps qui cherche sa place"   . Non seulement je suis (et ai) mon corps et ce à quoi il me donne droit, mais ce avec quoi il me met en contact — autrui, ailleurs, violences, bienfaits, pauvreté, dépossessions. Mon corps est donc aussi incarné par la place à laquelle il a droit, raison pour laquelle, par exemple, une déforestation ou une guerre civile, en dépossédant, causent aussi une perte radicale d’identité en réduisant quelqu’un, ou un peuple, à la seule vulnérabilité de son corps.

Divaguer au hasard des références

Les références d’Ali Benmakhlouf sont foisonnantes, mêlées, parfois au hasard de la plume (et plus sur le mode de l’autorité que de l’argument). On croise ainsi régulièrement, en vrac, Hume, Montaigne, Wittgenstein, Russell, Al Fârâbî, Averroès, Carroll, Fichte, Lévi-Strauss, Marcel Detienne, Kant, Rousseau, Ernesto Laclau ou encore Amartya Sen, parmi beaucoup d’autres. Les thèmes, eux aussi, sont variés, passant des épopées au droit musulman, d’Alice à la pauvreté, du corps à la foi. Le style de l’auteur, malgré son attachement à Frege et Russell, n’est pas celui de la philosophie analytique. Son objet non plus n’est pas une discussion des problèmes de l’identité telle qu’on pourrait en trouver dans la philosophie anglo-saxonne. La thèse de l’ouvrage n’est d’ailleurs à aucun moment clairement posée, pas plus qu’un plan n’est annoncé. Inutile donc de chercher des arguments en faveur de cette thèse, comme l’identité originelle et essentielle, cachée entre les lignes des fables. Il s’agit plutôt d’une évocation, assez personnelle qui, par la multiplication des sources, des citations et des réécritures et relectures, fait peu à peu émerger un ensemble plus ou moins déterminé de thèses probables (évoquées ci-dessus) ou vaciller des thèses dogmatiques, un peu, toutes proportions gardées, à la façon des Essais de Montaigne que l’auteur semble tant admirer. Ce parti-pris peut décevoir, mais il a le mérite de donner un livre qui se lit facilement et agréablement et parvient à croiser de façon stimulante des références inattendues en un même lieu. On peut toutefois regretter que ne soit traitée, sinon en passant, la critique humienne de l’identité personnelle et que ne soit même pas évoqué le texte fondateur de Locke, bien que soit convoqué l’empirisme humien pour souligner le caractère constitutif des habitudes dans la croyance. Il n’est donc pas étonnant, même si on peut le regretter, que ne soient pas prises en compte la profuse littérature plus contemporaine sur l’identité, question métaphysique avant de concerner l’identité personnelle ou culturelle, ou même, en l’occurrence, sur le multiculturalisme en philosophie politique par exemple. Mais on ne peut reprocher à l’auteur ne ne pas avoir écrit un livre qu’il n’avait pas l’intention d’écrire. Seulement, faute d’une analyse rigoureuse des paradoxes logiques posés par l’identité sous toutes ses formes, paradoxes auxquels Lewis Carroll pouvait introduire, il peine à fournir les raisons d’admettre l’affirmation selon laquelle l’identité (d’une personne, d’un peuple, d’une culture) est une fiction logique   . Il aurait aussi été plus rigoureux de se demander explicitement si les identités (politiques, culturelles, nationales) et les identités personnelles renvoient bien à la même catégorie, ou s’il ne s’agit pas seulement d’homonymie. Il semble que pour Ali Benmakhlouf toute identité soit une fiction et que les références à sa propre identité, dans tous les cas, passent par des canaux similaires : attribution par un tiers, (demande de) reconnaissance sociale, continuité psychologique de la référence à son propre passé en lien au présent. L’analogie entre personnes et cultures semble dans ce cas tenir.

Mais le deuxième aspect de ce livre qui le rend difficile à cerner est son balancement entre une discussion d’ordre métaphysique ou ontologique (l’existence de critères d’identités) et une discussion d’ordre moral ou politique (la valeur des cultures et des comparaisons interculturelles). Toutes uniques et incomparables, les cultures ont chacune une valeur propre. Mais pour éviter l’écueil du relativisme des "différences pures", d’un particularisme auto-réfutant interdisant toute critique, l’auteur préconise une "méthode comparative"   (voyages, migrations, emprunts) et une "méthode historique"   . Révélant un particulier ouvert à l’universel (ou dont l’identité est d’être universellement compréhensible en tant, précisément, qu’il est ouvert), elles permettent d’apercevoir l’ouverture des cultures, leur évolution à travers le temps et leur pluralité intrinsèque, contre la tentation de fixer leur identité en l’amarrant à un passé immuable imaginaire (l’hostilité supposée indéfectible de l’Islam à la Raison). Car, certes commodes, les identités peuvent aussi être dangereuses, quand on oublie qu’elles sont des fictions et qu’elles n’interdisent pas le changement : d’où les "crispations identitaires" ou, pour reprendre Amîn Maalouf que cite l’auteur, des "identités meurtrières". Si l’identité d’une culture se définit par ce qu’elle est capable d’incorporer, alors il n’y a pas d’antinomie entre l’Occident, qui se prétend héritier de la civilisation grecque et l’Islam, dont le premier oublie que celui-ci a contribué à lui transmettre celle-là et qu’il est lui-même parvenu à l’intégrer en la traduisant selon ses propres termes. C’est dans le croisement de cultures philosophiques savamment opéré par Ali Benmakhlouf que réside la force principale de ce livre. On y apprend plus sur les fables que sur l’identité, mais l’apport historique, anthropologique, religieux, juridique et littéraire de l’auteur invitent au moins le lecteur à une réflexion qui, si elle est un peu flottante, saura néanmoins naviguer sur des eaux étrangères avec le plaisir de la découverte