Tandis que Dieu évoque la création du monde – et, au travers d’elle, sa providence et toute-puissance, auxquelles s’opposent les limites de l’homme –, il demande à Job : "Où étais-tu quand je jetai les fondations de la terre ?". Le cinquième long-métrage tant attendu de Terrence Malick, The Tree of Life, s’ouvre sur cette citation provenant du Livre de Job, qui annonce ici le récit à venir. Malick met effectivement en scène la création du monde – et ceci dans une fresque surprenante d’une vingtaine de minutes où s’entremêlent des couleurs chagalliennes et des effets spéciaux –, mais le grand thème de son nouveau film est avant tout celui du rapport de l’être au tout-puissant, que celui-ci soit Dieu ou son double terrestre, le père. Plus précisément, The Tree of Life couple les souffrances de Job et la thématique de la relation père-fils en tissant un récit de l’enfance dont le point culminant serait la fin de l’âge d’or ou la Chute : la révélation brutale d’un monde imparfait, nullement protégé par Dieu, et traversé par la mort et la violence, la douleur et la tragédie.

Si The Tree of Life reprend donc l’histoire classique, voire biblique, du rapport à Dieu et du poids accablant de la souffrance, le film surprend néanmoins par sa construction. Faisant écho aux deux faces du même monde ou du mot même mot qu’il révèle – la religion, qui est ici régie autant par l’Amour que par la Haine, ce qui ne va pas sans rappeler les deux inscriptions tatouées sur les mains de Robert Mitchum dans La nuit du chasseur –, la narration se scinde entre la fiction réaliste et la parabole métaphysique : d’une part, l’histoire d’une famille dans la ville texane de Waco (où Malick est né), dont les trois fils vivent sous l’ombre autoritaire du père ; d’autre part, une représentation de la création du monde parsemée d’effets spéciaux. Cette confrontation entre deux récits et deux matières filmiques semble, dans un premier temps, briser la linéarité du film, mais en fait, elle a pour effet de redoubler l’incompréhension qui nourrit les rapports humains : telle l’image d’un dinosaure blessé sur une plage déserte, le spectateur lui-même semble échoué, par l’irruption soudaine d’un univers surréaliste et irréel, qui est celui du commencement de la vie sur terre ; ce même spectateur devient ensuite, dans la fiction, le témoin de l’égarement des êtres, à commencer par le nouveau né, à son tour échoué dans un monde qui se révèle à lui progressivement, et auquel, en grandissant, il ne cessera de se confronter.

Le film de Malick remonte donc le temps – en nous ramenant, soit à la création, soit à l’enfance –, mais il commence néanmoins par la fin : la nouvelle de la mort d’un des fils, le cadet, à l’âge de dix-neuf ans (un suicide ? sa mort ne sera jamais élucidée). L’expérience de la douleur est ici représentée du point de vue de la mère et du père : une mère inconsolable, qui s’interroge sur la disparition de son enfant et la volonté de Dieu ; un père au visage empreint d’incompréhension, hanté par un seul et unique regret – celui d’avoir grondé son fils un jour parce celui-ci tournait trop vite les pages de la partition pendant qu’il jouait du piano.

C’est la nouvelle de cette mort qui fait advenir le récit du commencement et, avec lui, le passage de la fiction à la parabole. Le spectateur devient alors le témoin de la création de l’univers, du "Bing Bang" à l’apparition de la vie, de sa forme la plus simple (une cellule) à sa forme évoluée (le dinosaure). De façon analogue à cette évolution, l’histoire du monde prend tout d’abord la forme d’images abstraites et colorées, qui laissent ensuite la place à des scènes reconnaissables dépeignant l’âge des dinosaures. En outre, le Commencement se dévoile au rythme d’une succession de morceaux de musique classique, qui accompagnent la naissance de l’univers et relient entre elles les différentes phases de la création. Tel un hommage au réalisateur des Décalogues, on notera que la création du monde s’ouvre sur "Lacrimosa", un morceau du Requiem for my friend de Zbigniew Preisner, le compositeur fétiche de Krzysztof Kieslowski.

Bien qu’imprégné de la beauté de la musique, le réalisme poétique habituel de Malick laisse ici place à une reconstruction peuplée d’effets spéciaux qui pourraient sembler parfois trop manifestes ou exagérés. Or, malgré la transparence de la mise en scène, certaines de ces scènes s’inscrivent de manière inoubliable – comme la séquence inaugurale de 2001, Odyssée de l’espace, à laquelle The Tree of Life rend hommage – sur la rétine du spectateur : l’image, que nous avons déjà évoquée, celle d’un dinosaure ensanglanté sur une plage, qui incarne la solitude et la vulnérabilité de l’être sur terre ; l’apparition, dans une forêt, d’un dinosaure seul et plus petit, que nous voyons ensuite au bord d’une rivière. En arrière plan, trois grands dinosaures identiques se rapprochent ; l’un d’entre eux se dirige vers lui, le regarde, puis, d’un coup de patte, l’écrase au niveau de la tête pendant quelques instants, avant de le relâcher et de s’éloigner. Ce geste de domination, et le choix curieux d’épargner celui qui le subit, fait de ce dernier le témoin de sa force.

La puissance poétique de ces images se trouve avant tout dans leur fonction allégorique, qui lie indissociablement la vie et la mort, et laisse entrevoir la violence régissant les rapports entre les êtres. De même, alors que cette représentation "des fondations de la terre" apparaît – soit par sa forme, soit par son contenu – comme un interlude dans le déroulement de l’action, elle annonce cependant – par le sens des images et la présence de la musique – les grands thèmes de la fiction à venir : l’histoire d’un père autoritaire et violent, mais aussi mélomane (nous le voyons se lever brusquement de table pour écouter un morceau de Brahms) ; la domination du faible par le fort, que ce dernier soit le père dans ses rapports à ses enfants, ou le fils aîné, Jack, envers ses deux frères. The Tree of Life se présente donc comme une narration continue qui, malgré le passage d’un espace-temps à l’autre, d’une matière filmique à une autre, est marquée par des échos au fil desquels l’histoire du monde ne cesse d’être réitérée comme une succession de motifs opposés : l’amour et la haine, la beauté et la violence, le bonheur et la souffrance.

L’histoire de la création tissée par Malick s’achève cependant avant l’apparition de l’être humain sur terre. Il revient donc à la fiction de nous donner à voir cette histoire-là du monde, qui advient par le biais de souvenirs d’enfance, relatés des décennies plus tard par le fils aîné devenu adulte, Jack. Ainsi, au temps passé de la création et de l’enfance, s’ajoute un autre niveau de temps : le présent, dans lequel nous découvrons un Jack d’une quarantaine d’années, travaillant dans une ville ultra-moderne, aussi artificielle que la mise en scène de la Création. Dans le présent nous ne serons qu’une seule journée, au fil de laquelle Jack, presque muet, apparemment endeuillé, incarne une sorte de mort-vivant qui oscille entre le monde (l’immeuble où se trouve son bureau) et l’au-delà (des dunes désertes, qui aboutissent à une plage peuplée des êtres de son passé). Cette journée est-elle l’anniversaire de la mort de son frère ? Ou annonce-t-elle la mort à venir du père, indiquée par le son d’un bip récurrent, qui ressemble au bruit d’un appareil de respiration artificielle (et que l’on entend lorsque Jack l’appelle au téléphone pour s’excuser de l’avoir tenu responsable de la mort de son frère cadet) ? Quoiqu’il en soit, Jack déclenche un long retour en arrière et nous guide – par son regard et ses pensées – tout au long du récit de son enfance, qui commence avec sa naissance et se termine, à l’aube de l’adolescence, avec le licenciement du père et la vente de la maison familiale.

Une grande partie de ses souvenirs se situent dans cette maison, qui apparaît comme le royaume du père : un lieu où ses trois fils subissent ses silences et ses lois, ses remarques cruelles et ses excès violents – le tout compensé par l’amour et la tendresse de la mère. Cet univers familial, régi par la loi du père, est juxtaposé au monde extérieur : une communauté religieuse centrée sur la foi et les bonnes actions, comme celles de la mère qui donne à boire et à manger à des prisonniers démunis sous le regard inquiet de ses trois fils, ou celles du père qui emmène ses enfants à un barbecue dans un des quartiers noirs de la ville. Ces quelques brèves séquences – auxquelles nous pouvons aussi ajouter la présence de personnes infirmes que les enfants croisent dans la rue et imitent – laissent progressivement entrevoir la souffrance et l’inégalité. L’image de ce monde imparfait trouve également son expression dans le personnage d’un des camarades de jeux de Jack, qui réapparaît à plusieurs reprises et que la caméra filme surtout de dos : brûlé lors d’un incendie, l’arrière de sa tête révèle une peau cicatricielle dénuée de cheveux.

Si la présence de prisonniers, de pauvres et de mutilés désigne les failles de la Création, un épisode dans ce récit de l’enfance précipite la Chute ou perte de l’innocence : un jour d’été, à la piscine municipale, un enfant se noie ; le père de Jack sort le corps inerte de l’eau et tente, en vain, de le ranimer. Après la messe de l’enterrement quelques jours plus tard, nous voyons Jack et ses frères sortir de l’église, suivi de leur père. Celui-ci veut mettre sa main sur l’épaule de son fils aîné, qui s’éloigne de lui subitement et passe hors-champ. Cette séparation volontaire met en évidence la révélation à laquelle Jack a assisté au travers de cette tragédie, et qui présage la mort à venir du frère cadet : si le monde est imparfait, son créateur l’est tout autant puisque ni Dieu ni son double terrestre, le père, n’auront pu sauver l’enfant.

Que faire – une fois confronté à l’impuissance de Dieu et du père ? Jack se réfugie momentanément dans la transgression du code moral : il nie l’autorité d’une mère qu’il ne peut voir que comme soumise à la loi de son mari ; il s’introduit chez une voisine en son absence et vole une de ses nuisettes ; enfin, il s’en prend à un plus faible que lui : son frère cadet qui, avec une confiance extrême, place son doigt sur le bout de la carabine avec laquelle Jack tire sans hésiter. Apothéose d’une violence gratuite, ce geste s’avère tout aussi décisif : pris de remords, Jack demande pardon à ce frère qu’il a trahi. Résigné, il semble accepter la souffrance qui régit le monde, comme en témoigne l’un de ses derniers souvenirs d’enfance, où nous le voyons poser sa main sur l’épaule de son camarade à la cicatrice.

Au travers de son acceptation d’un Dieu impuissant et d’une création imparfaite, Jack se révèle ainsi être le double de Job, ce personnage biblique qui, dans son désarroi, confronte Dieu, puis se résigne. Toutefois, l’histoire de Job telle qu’elle est contée dans The Tree of Life substitue à l’idée d’une résignation celle d’une révolte silencieuse, où s’entremêle la foi et le questionnement perpétuel. Malick, ce grand cinéaste de la voix off, a de nouveau tissé une œuvre magistrale à partir d’une polyphonie de voix hors-champ, qui semblent ici nier le silence apparent de Job : la double voix off de Jack, qui tantôt s’adresse à nous en commentant les images de son enfance, tantôt s’adresse à Dieu en l’interrogeant sur son Œuvre. À cette voix oscillant entre le souvenir et la confrontation, s’ajoute la voix off de la mère – avec laquelle s’ouvre et se clôt The Tree of Life – qui s’adresse autant à ses enfants qu’aux spectateurs ; cette voix féminine du commencement et de la fin ne cessera d’évoquer la foi, qu’elle nomme la voie de la grâce : la possibilité d’un monde régi par l’amour et la beauté