À travers une série de dialogues, un plaidoyer pour une Europe de la discussion.

"Partenariat", "dialogue", "discussion",  "mutualisation" ou encore "compromis" et "partage": tous ces mots et concepts structurent et nourrissent le livre de Philippe Herzog, créateur de l’association "Confrontations Europe".  Illustrant cette démarche, le livre est d’ailleurs conçu comme un dialogue avec différents penseurs, artistes ou personnages historiques qui soutiennent l’ambition de l’auteur pour lequel il s’agit d’être enfin en mesure de penser l’intrication croissante des questions sociales, politiques et économiques, à toutes les échelles (que celles-ci soient locales, régionales, nationales ou plus vastes encore) mais également dans les dimensions temporelles. Avec Lucien Febvre, l’auteur du livre décrit en effet une histoire partagée, une entité qui englobe une civilisation et une organisation (p. 31), entité explorée ensuite en cheminant du coté de la spiritualité,  réfléchissant aux cotés de René Girard,  de Paul Veyne et de Giorgio Agamben (commentant l’Epître aux Romains) ou encore en recourant à des métaphores artistiques telles que celle de l’Annonciation de Tintoret, lorsque la Vierge Marie voit sa maison envahie par des anges qui l’effraient, peur qui rappelle à l’auteur que "dans la conscience européenne, l’effraction des barbares dans la Cité est cause d’une grande émotion politique" (p.114). De tels dialogues peuvent dérouter le lecteur, d’autant qu’ils se tiennent dans un style sec, précis, qui tient autant à la modestie de l’auteur qu’à sa volonté de proposer une idée de l’Union, loin du lyrisme emphatique des idéaux européens.

La petite musique, ici, sonne différemment, car le point de départ est celui des "difficultés de l’Europe (qui) doivent nous inciter à mieux comprendre les ressorts du capitalisme et à imaginer de nouvelles voies de transformation" (p. 132). Il s’agit précisément d’ "échapper au mouvement de protestation afin d’investir de nouveaux modèles de démocratie et de croissance économique" (p. 22).

Ainsi, autour des idées de gouverner en partenaire, de coopérer en réseaux et de considération mutuelle, Herzog propose un pacte, tel une tâche infinie, empruntant le titre d’une conférence de Karl Jaspers de 1946 qui portait – déjà – sur l’Esprit de l’Europe (Genève, 1946) : il s’agit de s’élever – dans les deux sens du mot – vers une "nouvelle perspective" (p. 9) qui puisse reconnaître et intégrer la spécificité européenne, perçue selon un tryptique "liberté-histoire-science".

Un tel projet implique par conséquent une approche réflexive, mais également une élaboration pédagogique qui permette d’articuler une démocratie revivifiée et adaptée aux rythmes contemporains et aux nouveaux modèles sociétaux. S’il n’est donc guère surprenant que Philippe Herzog identifie l’éducation comme un des grands défis européens, éducation qui facilite la création d’une société formée et informée, il est plus original qu’il s’agisse, à travers elle, de favoriser l’animation d’un débat autant individuel que collectif avec les enjeux de la société et de l’Europe. Car, selon lui, l’État n’a plus le contrôle ni du temps ni de l’espace (p. 7). Tout un ensemble de règles de conduite (la corporate governance) a transformé nombre de dirigeants en intendants du domaine des financiers. Un terrible alignement des intérêts contraste avec la faiblesse des démocraties. Aussi, pour cet ancien professeur d’économie citant Amartya Sen (p. 69), une démocratie vivante fait appel à la notion de gouvernement par la discussion, par l’argumentation raisonnée et l’acceptation d’un sens commun des devoirs. Or une discussion continue, fondée sur de telles bases, nécessite d’être alimentée par de nombreux et différents acteurs : ce qui implique une société civile organisée et reconnue. C’est-à-dire qui puisse réellement peser au quotidien sur les décisions et vérifier les objectifs. Philippe Herzog croise ici John Keane et sa théorie de la monitoring democracy (démocratie de contrôle), sans toutefois souscrire totalement à ses analyses.

Dans un des très nombreux allers et retours entre la situation française et la situation européenne (car selon lui, les deux sont dorénavant totalement interpénétrées) Herzog constate qu’aujourd'hui l’arbitrage demeure encore impossible entre la décision de favoriser la consommation générale ou bien de donner la priorité à l’investissement humain, à l’innovation, à l’équipement durable et aux biens publics (pp. 254 et 301). Pourtant, toujours selon lui, l’appropriation des enjeux européens par les citoyens nationaux est une tâche impérative (p. 166) ; mais l’école, regrette-t-il avec Ulrich Beck, demeure le plus souvent un sanctuaire de l’État-Nation, et les idéologies nationales imprègnent profondément les sciences sociales et leur enseignement. Comment expliquer ou justifier que la France, par exemple, produise huit fois plus de psychologues que l’Allemagne ?

D’autres formes de projets sont particulièrement intéressantes, créant un lien direct entre la formation et l’industrie dont il assure être un ardent défenseur. Ainsi  le programme de Siemens qui repère des élèves et les forme (p .174), leur donnant accès à des diplômes et des compétences. Tout aussi nécessaire, et malheureusement peu suivi, le modèle dit de "formation tout au long de la vie", qui peine à être reconnu malgré l’initiative New Skills for New Jobs (initiative issue de la Stratégie UE 2020). Pour preuve, les programmes européens Léonardo et Gruntvig ne sont que peu suivis et de très nombreux crédits restent inutilisés. Philippe Herzog insiste d’ailleurs sur la nécessité de la formation tout au long de la vie, rappelant une idée soumise à Martine Aubry lors de l’élaboration de la loi des 35 heures : utiliser les 4 heures retirées du plan de 39 h hebdomadaires afin de proposer des formations.

Traitant de l’industrie, Philippe Herzog martèle que l’innovation ne procède pas uniquement de la concurrence, mais également de la coopération et de la formation des réseaux (p. 209) : eux seuls permettent de mutualiser les savoirs et les technologies et d’éviter la duplication coûteuse d’investissements rivaux. Jusqu’ici, l’Europe a refusé de choisir des spécialisations industrielles et des technologies, cultivant le principe de "neutralité technologique" là où elle pourrait être un leader mondial pour les infrastructures des services d’intérêt général. D’où sa proposition de création de biens publics paneuropéens qui, à travers des infrastructures de réseaux, facilitent la coopération d’entreprises publiques ou privées et des offres de services d’intérêts généraux (SIG ; p. 226).

Cette dernière proposition, qui aurait connu beaucoup de critiques et de haussements d’épaules selon l’auteur, s’appuie sur une conviction intime : les formes d’hybridation entre marchand et non-marchand, les coproductions de connaissances entre public et privé et les processus de convergences techniques toujours plus poussés nécessitent de modifier notre vision de l’éducation, du travail et les formes perçues du vivre ensemble. Gouverner en partenaires ne doit pas s’arrêter à la politique intérieure, car dorénavant l’extérieur est également à l’intérieur, rendant nécessaire non seulement la coopération, mais aussi une considération mutuelle entre les acteurs institutionnels et les nouveaux venus (ONG, associations, etc.).

En conclusion, Philippe Herzog montre comment, depuis sa sortie du Parti communiste, "la perte du sentiment d’un espace habité reste un manque" (p. 16) qui a été surmonté par les expériences acquises lors de deux grands moments politiques, l’Union de la gauche puis celle de la relance de la construction européenne, et comment à partir de ces grands espoirs et des difficultés rencontrées, s’est forgée en lui la conviction que seuls la coopération, la mutualisation et le respect ont de l’avenir. L’Europe est et demeure donc une chance : c’est pourquoi il écrit que "l’Union essaie de briser les murs qui séparent les espaces de recherche et d’enseignement, de brancher les villes et régions sur les réseaux d’excellence : pour les choix supranationaux d’infrastructures, elle désigne des chefs de file, crée des sociétés de projets… mais l’extraordinaire résistance des souverainismes freine la manœuvre  (p.221)."  Il persiste et signe : seule l’Union est en mesure d’organiser le grand marché intérieur en camps de base pour les entreprises européennes à la manœuvre dans le monde. Si le lecteur pourra juger Herzog très solidaire de la Commission Européenne, soutien rare tant nous sommes habitués à n’en lire que des critiques, il trouvera dans cet ouvrage, à la fois un bilan et un travail prospectif, une véritable boîte à outils, riche de nombreuses recommandations politiques qui ne demandent qu’à être testées ou appliquées
 

* La Cité des Livres reçoit Philippe Herzog le lundi 23 mai

 

A lire aussi : 

- Un autre article sur Une tâche infinie. Fragments d'un projet politique européen, par Estelle Poidevin.