Chef de file discret des lettres américaines, Daniel Mendesohn se raconte dans un riche recueil de critiques et nous apprend autant sur ses maîtres que sur lui-même.

Légèrement dans l’ombre de Jonathan Franzen et Jay McInerney, un peu hors-champ sur la photo des grands écrivains du New York contemporain, on trouve Daniel Mendelsohn. Révélé au grand public par Les Disparus, son chef d’œuvre titanesque et intime, tenant à la fois de la fresque historique et de l’autobiographie généalogique, ce jeune cinquantenaire est également une référence de la critique outre-Atlantique. Ses articles, ayant trait à l’actualité littéraire, théâtrale et cinématographique, publiés principalement dans la New York Review of Books sont également autant de portraits en creux d’un esthète bon public, mais fin limier, tournant l’objet de son attention sous toutes les coutures pour en extraire la moelle substantifique et émouvante.

La publication de ce Si beau, si fragile, traduction sèche et pauvre du titre original emprunté à Tennessee Williams, How Beautiful It Is And How Easily It Can Be Broken permet de mieux appréhender l’œuvre, mince mais protéiforme, de cet intellectuel helléniste mais très connecté à la culture pop contemporaine, se penchant aussi bien sur les grands péplums contemporains que sur le phénomène Sofia Coppola. Mais le recueil ne manque ni de liant ni de cohérence : l’objet ne suit pas un ordre chronologique mais est structuré en cinq grandes parties (“Héroïnes”, “Héroïsmes”, “Eros”, “Guerres” et “Vies privées”), ce qui, au regard de la diversité des œuvres traitées, est plutôt bien vu.

Si beau, si fragile est avant tout un autoportrait touchant, une peinture en miroir d’un écrivain qui se représente lui-même à travers les lectures et les visions qui le bouleversent ou le révulsent. À ce titre, le chapitre “Eros” est probablement le plus caractéristique, le plus intime et profond pour ce qu’il nous révèle de l’homme Mendelsohn. En disséquant pêle-mêle le roman biographique de Colm Toibin sur la vie de Henry James, l’adaptation par le dramaturge Olivier Parker de la pièce d’Oscar Wilde L’Importance d’être constant, le recueil de la correspondance de Truman Capote, la série à succès Angels in America et le film à Oscars d’Ang Lee Le Secret de Brokeback Mountain, c’est bel et bien la découverte et le vécu de son homosexualité que Daniel Mendelsohn raconte, comme il avait déjà esquissé cette plongée intérieure dans L’Étreinte fugitive, publié en 2008 en France.

Si on sent que Mendelsohn a beaucoup d’affection pour le personnage introverti, à l’homosexualité non assumée et douloureuse de Henry James, il a la dent plus dure envers Truman Capote, dont le génie a été dévoyé par la paresse et la mauvaise foi vipérine. Il n’a de cesse de vitupérer contre l’“univers étriqué”   et le “manque de maturité” du gamin de l’Alabama devenu le petit roi des nuits new-yorkaises : “À lire Capote, on remarque […] à quel point il s’intéressait peu à toute autre vie que la vie mondaine, à toute autre expérience que la sienne propre.” Une hystérie et un nombrilisme qui se reflètent dans les nouvelles de jeunesse de l’auteur dont “la puérilité du côté cru et horrifiant des premiers récits”   ne trouvent guère grâce aux yeux de Mendelsohn. Comment ne pas voir une incompatibilité fondamentale entre l’auteur de De sang froid, dont l’empathie et l’obsession à l’égard des bourreaux avaient fait scandale, et celui des Disparus, travail de fourmi sur le funeste destin de six membres de sa famille, décimée par la Shoah ? On découvre également un Mendelsohn militant, notamment lorsqu’il fustige la manière dont l’essence gay du film Le Secret de Brokeback Mountain a été escamotée lors de la promotion médiatique : “Ne voir en Brokeback Moutain qu’une simple histoire d’amour, ou même un film sur des émotions humaines universelles, revient à commettre un grave contresens – et par là-même à minimiser sa portée véritable”   . Une grande partie de l’enjeu de ce Si beau, si fragile réside dans l’explication du para-texte, de ce que révèlent de nos sociétés les grands succès contemporains.

Car Mendelsohn est un exigeant : grand francophile, helléniste confirmé, latiniste passionné, il possède une formation classique qu’il n’hésite pas à faire jouer afin d’éclairer les adaptations à succès des grands mythes antiques. Ainsi, dans la préface, il dénonce la “guimauve, le mélodrame et le sentimentalisme bon marché”   , graines de la “crise culturelle” que nous traversons. On ne s’étonnera donc pas qu’il n’épargne ni le Alexandre d’Oliver Stone, “long biopic clinquant et étrangement creux”   ni le Troie de Wolfgang Petersen, “une souris de 170 millions de dollars”   . Plus étrange et inattendue est l’indulgence que Mendelsohn réserve à 300, le film si décrié de Snyder, qui selon lui redessine les contours du genre. Il y a bien souvent dans ces textes une réjouissance à prendre le lecteur à contre-pied, à déraciner les idoles, à faire vaciller les unanimités.

Et celui qui subit les foudres les plus fortes de Mendelsohn tout au long de ces pages est l’un des réalisateurs les plus célèbres de sa génération : Quentin Tarantino. Adulé par la critique, célébré par ses pairs, icône populaire et chantre d’un cinéma indépendant, l’homme à la Palme d’or se voit reprocher son côté “juke-box”, ses citations intempestives, ses références constantes à une culture qu’on devine encyclopédique et originale. Kill Bill, surtout, égraine tous les travers de Tarantino, nous dit Mendelsohn : “Très peu de critiques ont souligné à quel point tout cela est ennuyeux, combien l’action est désordonnée, le récit incomplet, et les scènes de violence laborieuses”   . Mais le film pèche surtout par inconsistance, par son aspect anecdotique, pur produit de la génération pub et Pulp Fiction. En revanche, Inglorious Bastards, événement cannois 2009, est bien plus sournois et symptomatique de tous les travers du réalisateur américain : “Tarantino cède à son goût immodéré pour la violence vengeresse en renvoyant Juifs et nazis dos à dos”   . Si beau, si fragile ne se départit jamais de la sensibilité de son auteur : l’homosexualité, la guerre, la Shoah sont autant de sujets qu’il dissèque avec minutie et passion. S’il goûte à l’audace de certaines représentations culottées, défendant ainsi bec et ongle l’œuvre de Sofia Coppola, le critique Mendelsohn est peu enclin à apprécier les adaptations blasphématoires et le baroque qui se heurte à ses origines et à sa mémoire. Le kritês, chez les Grecs, n’est-il pas celui qui se pose tout à la fois comme un juge, un historien et un arbitre ?

Et son rôle d’arbitre, l’Américain l’utilise avec panache lorsqu’il s’agit d’analyser les adaptations qui sont au centre des pages les plus savoureuses du recueil. C’est bien simple : Mendelsohn n’adhère pratiquement à aucune transposition cinématographique ou théâtrale. Et ce sont souvent les interprètes qui en prennent pour leur grade. La nouvelle adaptation d’Un tramway nommé Désir jouée à Broadway ? “Natasha Richardson, la vedette de cette nouvelle production, n’est, ni par son physique ni par son tempérament, taillée pour ce rôle délicieusement compliqué”   . Eric Bana (Hector dans Troie) ? “Un acteur australien qui ressemble plutôt au quidam que l’on croiserait dans le métro”   . Diane Kruger (qui joue Hélène) ? “Une jolie blonde aux allures de pom-pom girl.” Surtout, Mendelsohn reproche à la plupart des dramaturges ou cinéastes qui commettent des adaptations leur volonté “d’élargir l’œuvre”, de leur conférer à tout prix une ampleur qui devient souvent grotesque et confine à l’esbroufe.

Et si Avatar de James Cameron, salué comme une prouesse technique, ne trouve pas grâce aux yeux du critique, c’est avant tout car son message écologiste et anti-ethniciste est perverti par sa promotion au gigantisme indécent. Car Mendelsohn place les intentions de l’artiste au centre de son projet critique. Comme Tarantino, le réalisateur de Titanic a voulu se faire plus gros que le bœuf hollywoodien et n’a pas voulu s’effacer derrière son projet. Derrière le propos parfois dur, on sent derrière les critiques de Si beau, si fragile une tendresse appuyée pour ce qui peut se fendre et se fêler, un élan pour ce qui est pur et sincère, une affection non feinte pour les introvertis et les timides. “Les critiques”, rappelle-t-il en introduction “sont, avant tout, des gens qui aiment les belles choses et craignent que ces belles choses ne soient brisées”. Avec cette démonstration de fragilité, Mendelsohn montre avec force ce qui constitue l’essence des critiques, et fait la trempe des héros