Un essai original sur les racines métaphysiques de la morale, à partir de la question de la procréation.

Faisant fi du rubricage de la philosophie, Rémi Brague s’intéresse à la connexion de la morale et de la métaphysique, et il la traite sur un cas limite, celui de la continuation de l’espèce humaine : "Ai-je le droit d’imposer l’existence à autrui ?"   , "à qui fais-je tort lorsque je refuse d’avoir des enfants ?"   , "un être libre choisira d’être libre [...], mais choisirait-il d’être, tout court ?"   .

Le constat premier qui fonde ce livre est la "possibilité très concrète de l’autodestruction de l’humanité", que Brague réfère à trois moyens, "la destruction de l’environnement, l’arme atomique, l’extinction démographique", en se réservant d’y ajouter le "dépassement de l’homme par les techniques biologiques"   .

Et de déplorer la faiblesse de la réflexion philosophique sur la question démographique, d’une part, et sur le refus de procréer que rend possible la contraception, d’autre part.

Or "la natalité est la condition première de l’action humaine"   , et celle-ci dépend de plus en plus de la volonté des êtres humains déjà nés : "Pour que l’humanité continue à exister, il faut que les hommes se fondent sur l’idée, explicite ou implicite, que la vie est un bien. Elle doit être un bien non pas seulement pour ceux qui la donnent, mais tout aussi décidément pour ceux qui la reçoivent"   .

C’est là que réapparaît le bien, ce Bien premier de Platon, par quoi l’Être advient. L’extension moderne de la liberté appelle le Bien comme condition de l’existence humaine. Brague renoue ici, par la morale, avec la "convertibilité des transcendantaux", cet enseignement de la métaphysique médiévale qui unit Être, Bien et Vérité.

Avec une pointe d’ironie, Brague inscrit sa réflexion sous le patronage de Kant, qui opéra la révolution de faire "basculer la métaphysique de son domaine traditionnel, qui était en gros cosmologique, dans le domaine des mœurs"   . Mais il se détache du maître allemand en enracinant son anthropologie dans la reproduction, comme moment clé de la condition humaine.

Cette démarche qui finit par rejoindre les conclusions de la philosophie ancienne ne signifie nullement que Brague passe outre la critique des trois derniers siècles. Loin d’ignorer les mille oraisons funèbres qui ont été prononcées sur la métaphysique, il les saisit comme un symptôme du pessimisme occidental, pour l’interroger. Cette discussion occupe les deux tiers du livre.

Du nihilisme, Brague demande "de quelle sorte d’être il affirme le néant"   ; et de la remise en cause de l’humanisme : "avec quel type d’homme nous propose-t-on de rompre ?"   . Pour arriver plus loin à l’aporie de ces doctrines : "Si le nihilisme ne tue pas, fait-il vivre ?", et leur opposer un démenti : "Nous avons absolument besoin de raisons pour donner la vie"   .

Brague manie l’esprit brillamment. Son livre est traversé de fulgurances ; j’en cite une pour le plaisir, sur la distinction entre aimer vivre et aimer la vie : "Aimer vivre, aimer être en vie n’est guère sorcier, puisque nous sommes “embarqués” de toute façon. Il suffit donc de se laisser faire. En revanche, aimer la vie, c’est en rigueur de termes l’aimer lorsqu’elle n’est pas la nôtre"   .

Revers de cette agilité dans la pensée, Brague est trop souvent elliptique dans ses raisonnements : il brosse quelques prémisses, trace les articulations logiques et file au point suivant, parfois sans avoir seulement explicité sa conclusion. Le fil de la lecture en est alors brisé. Ce livre très court aurait ainsi gagné à être un peu étoffé