Remettant les actions concrètes des hommes au cœur de sa démarche, l’anthropologue Alban Bensa propose de dépasser les manières traditionnelles d’appréhender les sociétés.

Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine est le dernier des trente-sept volumes en date de la collection "Conversation pour demain". Proposée par Bertrand Richard, cette série invite le lecteur, non pas à un "débit d’idées" prenant la forme d’un classique monologue savant, mais bien à un dialogue avec un témoin, une figure de notre temps, qu’il soit historien, philosophe, politique, ou même journaliste.

Dans ce volume, c’est l’anthropologue Alban Bensa, spécialiste du monde Kanak et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, qui donne la réplique à Bertrand Richard autour de la définition de l’anthropologie, cette "science de l’homme" à laquelle est encore trop souvent rattaché le duo formé de l’ "exotique" à la culture "ancestrale" et de l’explorateur au casque colonial.

Comme le suggère le titre de ce livre-entretien, Alban Bensa n’exerce pas seulement un "droit d’inventaire" (p. 10) sur la construction théorique élaborée par Claude Lévi-Strauss, une des figures les plus éminentes de la pensée contemporaine, récemment disparu. Si Bensa s’attaque au structuralisme, c’est pour mieux légitimer une "anthropologie à taille humaine", accordant une place prépondérante aux actions des individus dans leur contexte historique. Cette "anthropologie critique"   apparait en effet tout au long des trois parties qui structurent l’ouvrage, comme un contre-pied à l’approche de Lévi-Strauss ayant influencée plusieurs générations de chercheurs et continuant toujours à le faire.

Mais, au-delà des postures théoriques et des considérations heuristiques, la dernière partie, "l’anthropologue et le politique", invite le lecteur à réfléchir sur la portée sociale de la démarche scientifique en sciences humaines. En son temps, l’œuvre de Lévi-Strauss voulait démontrer l’unité de l’esprit humain et donner une égale dignité à des sociétés que l’on qualifiait encore parfois de "sauvages". Dès lors que les concepts d’ "identité" ou de "culture" sont devenus aujourd’hui des termes aussi mobilisateurs que fourre-tout, quel rôle peut jouer l’anthropologie ? 


Au-delà des théories déterministes

Plus qu’une critique du seul structuralisme, c’est à une manière traditionnelle d’aborder les sociétés et les hommes qui les font vivre qu’Alban Bensa s’attaque. Dès les premières pages, il revient en effet sur les principes qui ont présidé à l’élaboration des sciences sociales en France. Calquant leur modèle de scientificité sur les sciences de la nature, la sociologie et l’anthropologie s’engagent à rechercher un ordre logique à la diversité des formes prise par les sociétés humaines. Une dichotomie s’opère alors, dans le contexte colonial de la fin du XIXe siècle. Tandis que la sociologie s’intéresse aux sociétés européennes en métamorphose, tournées désormais vers une modernité industrielle, l’anthropologie s’évertue quant à elle à dresser un tableau cohérent des sociétés "exotiques", se caractérisant par un prétendu invariant culturel constitutif de leur identité. L’étude des rites, des mythes, de la parenté, combinée à la volonté de "mettre un peu d’ordre", selon l’expression de Claude Lévi-Strauss qui vient parachever le processus, tend alors à brosser le tableau de sociétés "sans histoire" ou encore qualifiées de "froides". Mais, à force de rechercher une culture en ordre de marche et une altérité "authentique", cette approche scientifique tombe dans l’écueil de la mise entre parenthèse du contingent, du changement, du grain de sable qui vient perturber la belle mécanique systémique élaborée par l’observateur. Dès lors, la recherche des grands principes explicatifs – "ils ou elles agissent ainsi parce qu’ils sont Polynésiens, Angevins, Eskimos, etc." (p. 92) – occulte voire dénie aux hommes la possibilité d’être des acteurs de leurs propres histoires, empêtrés qu’ils seraient dans des mécanismes de structures qui les déterminent. 


Pour une anthropologie à taille humaine

De fait, tout semble opposer Lévi-Strauss, le théoricien du "regard éloigné", dénonçant les risques d’une uniformisation culturelle du monde au début des années 1960, d’Alban Bensa, le chercheur de terrain ayant pris fait et cause pour les Kanaks dans les années 1980. L’anthropologie "à taille humaine" que prône Bensa provient avant tout d’une "ethnologie de la proximité"   qu’il a lui-même expérimenté, à partir du début des années 1970, en Nouvelle Calédonie.

Sur ce territoire complexe, toujours secoué par son héritage colonial, il constate le décalage entre la narration savante et la réalité effective. Aussi, plutôt que de suivre des modèles explicatifs culturalistes classiques, des constructions de chercheurs restant aveugles et sourdes aux contextes historiques et à l’action politique, Bensa propose de se laisser perturber par les situations et les rencontres in situ. Ré-apprendre à regarder, à écouter, s’extraire des types sociaux et culturels établis au préalable par la discipline et chercher à comprendre les logiques d’actions concrètes, pour finalement "revenir au réel", tel est le programme de cette anthropologie héritière des études élaborées, à partir des années 1950, par Roger Bastide ou encore George Balandier. L’anthropologue doit donc "rapprocher" son regard et s’astreindre à un travail de déconstruction et de reconstruction, car "une situation sociale n’est pas un parchemin que l’on décrypte, c’est une succession d’actions. Quand l’ethnographe est en mesure de les mettre en œuvre lui aussi, il peut saisir le sens pratique de la pratique. Et les grilles de l’anthropologie fondent comme neige au soleil" (p. 70).


Décrire la "comédie humaine"


À l’heure où l’on constate une exacerbation et une mobilisation des "identités" – nationales ou communautaires –, la réflexion d’Alban Bensa invite le lecteur à envisager les appartenances comme de perpétuelles constructions.

En pointant du doigt la vulgate du culturalisme anthropologique, cette tentation de placer sous des étiquettes pratiques  ("ethnies", "cultures", etc.) des groupes humains aux contours flous et toujours provisoires, Alban Bensa dénonce, non seulement la fabrique des "natures sociales" (p. 103), mais surtout la hiérarchisation des différences et l’utilisation qui en est faite.

Dès lors, l’objectif de l’anthropologue est de décrypter les relations humaines, voir ce qui les rend à la fois possibles et toujours fragiles, pour finalement décrire la "comédie humaine" : «Distinction, stratégie, négociation, compromis momentané, bluff, rapport de force, la comédie humaine est ce que nous devons décrire, ici et là-bas, sans concessions pour personne. Les gens ne suivent pas des règles, ils se donnent des règles, souvent après coup. Il faut étudier les coups» (p. 80).

C’est ici que réside la portée sociale de cette anthropologie critique qui se double d’un choix éthique et d’une volonté humaniste de l’auteur : dénoncer les fantasmes essentialistes afin de "déhiérarchiser" les liens sociaux et de "retrouver un certain universalisme du lien humain" (p. 115). Telle est finalement l’ambition de cette "anthropologie à taille humaine" que préconise Alban Bensa