Retour sur un passe-temps à la mode, qu’est ce que l’art des jardins ?

Alors que les fêtes des plantes et de jardins se multiplient, à l’heure de l’écologie et du développement durable où il fait bon "cultiver son jardin", Jean-Pierre Le Dantec nous propose de plonger dans l’univers théorique et historique de l’art des jardins. Il nous livre un véritable essai sur la valeur du jardin dans notre société en 9 tableaux : Microcosme, Clôture, Paysage, Promenade, science, politique, urbain, œuvre vivante.
Le Dantec n’est pas sans armes sur l’art des jardins, il est l’auteur de Le Sauvage et le Régulier   et de multiples autres ouvrages sur le sujet. Paru chez Actes Sud, Poétique des Jardins pourrait donc passer pour un énième essai de spécialiste, goutte d’eau dans l’océan. Il n’en est rien. Mêlant histoire et réflexions contemporaines, citations et études préalables sur la question, ce livre est accessible à tous. Peu de considérations ésotériques sur  le hortus conclusus ou de débats alambiqués sur tel ou tel essai du XVIe siècle, tout y est, parfois à la manière d’un catalogue de références mais dans le but louable d’apporter une réponse à une question que nous ne nous posons pas assez, parce que nous croyons la réponse trop évidente : Pourquoi jardiner ? Qu’est ce que le jardin, qu’est-il en passe de devenir ?

9 tableaux pour un jardin

L’auteur se charge de nous faire découvrir tout ce que le jardin a été et doit être encore : lieu d’expérimentation, de promenade, lieu de rêve, d’Arcadie, érotique, symbole de pouvoir, faire valoir, fenêtre sur le monde.
Des notions les plus évidentes, le jardin comme microcosme, Arcadie, le hortus conclusus, l’eau dans le jardin, l’art de la promenade, à des notions bien plus complexes : le jardin comme lieu de pouvoir, terrain d’expérimentation, œuvre vivante ; nous naviguons de France en Chine et de Jean Baptiste La Quintinie à Ian Hamilton Finlay avec le même plaisir que l’auteur.
C’est ainsi que nous découvrons avec stupeur que loin d’être un simple clos ceint de hauts murs infranchissables, ce lieu secret et privé que l’on croit, le jardin s’ouvrait sur le monde à l’aide d’un "ha-ha" qui sépara la tradition jardiniste française de la tradition anglaise, comme à l’accoutumée. Ce ha-ha est cette clôture physique mais non visuelle, séparant le jardin de la nature,  cette "clôture d’air magique" qui fait fenêtre sur le monde. Mais face à ce ha-ha, nous demande-t-on, quelle valeur a l’enclos aujourd’hui, quand "notre planète s’est transformée en un seul clos ?", "Quel abri me procurent ces hauts murs dans un monde où tout, désormais, interfère avec tout ?"
Nous (re)découvrons ainsi les vraies valeurs du jardin et en interrogeons la mode. Nous avons largement oublié que l’avènement de la ville a vu la part du domaine urbain privé diminuer au profit du domaine public. Ainsi le jardin et l’ "espace vert" sont-ils devenus des lieux de respirations incontournables d’un urbanisme bien pensé. Diverses modes et coutumes ornementales se sont succédées au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui. 
Voilà tout le sujet du livre : ces définitions cardinales du jardin, qui l’on dépeint comme une troisième nature née de l’alliance de l’art et de la nature – par opposition à une première nature limitée à la wilderness et une seconde nature résultant du travail de l’homme –, comme  un microcosme ayant valeur de sacré, ou encore un terrain d’expérimentations botaniques sont-elles encore valables aujourd’hui? Est-il profitable d’avoir accès à tant de cultivars (variétés de plantes obtenues en culture) ? L’engouement pour le jardin est-il le signe d’un véritable renouveau dans l’art des jardins ?

Une question de point de vue

Contre l’usage "cosmétique du végétal", la réduction du jardinisme aux seuls "verdissements des espaces verts", la transformation de l’art des jardins en cache misère, Jean-Pierre Le Dantec se veut promeneur, rêveur, Eros, innovant :  "L’art des jardins n’a pas pour seul objet le cœur et l’âme,(…) il est aussi un art de la survie".
L’auteur a la finesse de questionner et critiquer l’art des jardins du XXIe siècle à l’aide d’un regard transversal, historien et géographique. Il est malheureux qu’un indésirable effet de catalogue lui ôte parfois de sa force de frappe. Certaines considérations étymologiques et historiques quelque peu complexes noient les véritables propos de l’auteur. Bien sûr, il est profitable d’analyser en profondeur le couple physis/thesis  pour ne pas tomber dans le lieu commun qui voudrait que le jardinisme baroque et le jardinisme "naturel" se distinguent par la façon qu’ils ont de considérer la nature ; et qu’un jardin à l’anglaise est plus "naturel" qu’un jardin à la française. Pourtant, si le passionné d’histoire des jardins n’aura aucun mal à suivre les pérégrinations historiques de l’auteur, le simple curieux, lui, risque fort de se perdre dans ces détours fastidieux.
Le plaisir d’écrire et l’envie de raconter prennent heureusement toujours le pas sur l’ésotérisme et assurent une lecture agréable. Des questions judicieuses et contemporaines alimentent chacun des chapitres. Et le but est atteint. Lorsque nous refermons cette Poétique des jardins, nous ne considérons plus l’art des jardins comme un art mineur et cosmétique. La "beauté" d’un parterre n’est plus notre seul critère de jugement. Le chapitre paysage est particulièrement éloquent à ce sujet, qui nous rappelle que "selon qui le regarde et le ressent, un même pays peut être porteur de plusieurs paysages, y compris le paysage zéro". À ce titre, une inquiétude est soulevée, le jardin contemporain et son renouveau ne sont-ils pas en train de masquer la destruction des paysages et des équilibres écologiques par une urbanisation insoutenable ? La société du XXIe siècle n’est apparemment pas prête à assumer ses nouveaux paysages   , même si des innovations radicales et critiques prouvent que l’art des jardins est plus qu’un substitut à la "dégradation esthétique de la planète par la création de petits paradis". Aussi, adhérons-nous pleinement à la conclusion heureuse que l’art des jardins n’a pas pour seul but le plaisir du corps et de l’âme, mais qu’il doit être associé à l’art des paysages et entraîner à terme un changement de visage de nos villes et de nos sociétés. Jean-Pierre Le Dantec nous donne envie, en nous interpellant, sans jamais nous lasser. Pari réussi !