Avec la passion et l’intelligence qu’on lui connaît, Patti Smith raconte le célèbre et regretté artiste mort en 1989.

Un album, Twelve, rendant hommage à ceux qui ont, comme elle, foulé la voie glorieuse du rock’n’roll, des Rolling Stones à Nirvana, en passant par les Doors. Une exposition à la Fondation Cartier à Paris. Une série de concerts à la Cité de la Musique, conclue par une célébration des trente-cinq ans de son album fondateur, Horses. Patti Smith semble à l’heure des bilans. C’est ce que semble confirmer la parution de son autobiographie, Just Kids. Autobiographie, vraiment ? Disons plutôt récit autobiographique, car Just Kids n’est pas un bilan définitif, et il laisse bien des pans de la vie de son auteur dans l’ombre   . Comme le titre et la photo de couverture l’indiquent, il se concentre sur la période d’initiation de Patti Smith, de 1967 à 1975, et fait la part belle à un autre personnage, le grand photographe Robert Mapplethorpe, qui partageait alors sa vie.

Ce livre est d’abord le roman d’une ville, qui vivait alors une grande époque : New York. Patti Smith nous fait partager la fascination qu’a exercée sur elle la métropole. Ville de l’art, de la célébrité, des rencontres, ville du possible. Au fil des pages, c’est toute la galerie des célébrités new-yorkaises de l’époque qui apparaît. Le plus souvent sous la forme de simples silhouettes. Andy Warhol, par exemple, modèle et repoussoir de Mapplethorpe, dont l’ombre plane sur le bar à la mode, le Max’s Kansas City : "La cible ultime était la légendaire table ronde qui abritait encore l’aura rose du roi absent"   . Ou bien les stars du rock, Bob Dylan, qui apparaît à un concert, Hendrix, croisé dans la rue, Johnny Winter, dans une coulisse, ou encore Grace Slick, dans un restaurant. Étoiles lointaines, elles font rêver Patti Smith et Robert Mapplethorpe, alors jeunes artistes inconnus, et leur donnent l’envie de les égaler. D’autres grandes figures sont plus proches, et plus présentes dans le livre. Ce sont notamment les poètes issus de la Beat Generation, qui prodiguent paternellement à Patti Smith des conseils littéraires : William Burroughs, Gregory Corso, ainsi qu’Allen Ginsberg, qui l’aborde en croyant draguer un jeune homme   . Ils représentent de véritables intercesseurs. Ces rencontres sont pour elle des encouragements sur l’ambitieuse voie qu’elle s’est tracée. C’est aussi le cas du musicologue Harry Smith, fameux pour son anthologie folk, qu’elle rencontre au Chelsea Hotel.

Le Chelsea Hotel est un lieu important. Il donne d’ailleurs son titre au long chapitre central. Il résume et symbolise parfaitement le New York double décrit par Patti Smith. D’un côté, le glamour, la célébrité, fut-elle underground. On y croise Salvador Dali et Diane Arbus   , et bien d’autres, morts ou vivants : "Le Chelsea était comme une maison de poupée dans les limbes, avec cent chambres qui toutes constituaient un petit univers. J’arpentais les couloirs en quête de ses esprits, morts ou vivants"   . Et Patti Smith rêve de s’inscrire dans cette lignée légendaire. De l’autre, c’est un authentique lieu de bohême, à la lisière de la misère, de la drogue et de la prostitution. L’initiation des deux jeunes gens passe aussi par des années de vaches maigres, de chambres vétustes, de petits boulots, de petites économies, de combines   . Le livre prend alors des airs de roman réaliste. A travers la rencontre de toutes sortes de marginaux, héroïnomanes, artistes ratés, travestis, sur lesquels Patti Smith porte un regard bien plus empreint de nostalgie que de jugement, c’est en effet d’une initiation qu’il s’agit, et de la perte de l’innocence. De ses ombres comme de ses lumières, New York nourrit les deux œuvres à venir.

Car c’est principalement l’histoire de deux vocations parallèles et de la naissance d’oeuvres que retrace ce livre. Dès le récit parallèle de leur enfance et adolescence, Patti Smith insiste sur le talent artistique précoce de Robert Mapplethorpe, et sur la foi qui les habitaient : "Il ne savait pas trop s’il était bon ou mauvais. S’il était altruiste. S’il était démoniaque. Mais il y avait une chose dont il était certain. C’était d’être un artiste. Et pour ça, il ne s’excuserait jamais."   . Quant à elle, c’est cette foi qui la décide à quitter le New Jersey pour venir à New York : "Je ne retournerais jamais à l’usine ou à l’école normale. Je serais artiste. Je prouverais ma valeur"   .

Le livre retrace bien l’évolution progressive de Patti Smith vers le statut d’artiste. Très influencée par la littérature, notamment française, elle cherche d’abord à s’imposer dans le domaine poétique. Mais elle va petit à petit glisser vers le rock. C’est d’abord un changement de style au sein de sa poésie : "Mon écriture se démarquait petit à petit de la raideur de la poésie en prose française pour embrasser la hâblerie de Blaise Cendrars, Maïakovski et Gregory Corso. Sous leur influence, mon travail a gagné en humour, ainsi qu’une certaine assurance bravache"   . Puis, après des expériences au théâtre, Patti Smith fait monter la poésie sur la scène, avec l’adjonction de musique : "Je le faisais pour la Poésie. Je le faisais pour Rimbaud, et je le faisais pour Gregory. Je voulais insuffler dans le mot écrit l’immédiateté et l’attaque frontale du rock and roll.   . On la voit constituer peu à peu le corpus de textes qui formeront les chansons de son premier album, et recruter un à un les membres de son groupe, d’abord le guitariste Lenny Kaye, puis le pianiste Richard Sohl, le bassiste Ivan Kral et enfin le batteur Jay Dee Daugherty. Tout est prêt. À la sortie de Horses, elle a définitivement acquis le statut d’artiste tant recherché. Parallèlement, Mapplethorpe passe du dessin à la photographie et réalise ses premières expositions.

Cette quête de l’art forme le cœur du récit et de la pensée du livre. Patti Smith la conçoit avec une exigence éthique, et s’en fait une très haute idée : “Ajouter au surplus semblait pure complaisance à moins d’avoir à offrir une illumination”(p.80)). Marquée par la violence politique de l’époque (elle évoque les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy en 1968, ainsi que la répression meurtrière d’une manifestation dans l’Ohio en 1970), elle récuse l’artificialité et la superficialité alors répandues dans les cercles warholiens : “Je voulais être artiste, mais je voulais que mon œuvre fasse une différence”   . Elle n’en vient pas pour autant à développer une conception politique de l’art. Plus qu’antisociaux, elle et Mapplethorpe sont, au moins à leurs débuts, des artistes en marge.

La conception de l’art défendue par le livre est bien plutôt de nature religieuse. C’est parce qu’elle le conçoit comme une expression de Dieu que Patti Smith se fait une si haute idée de l’art : “La seule chose qui comptait, c’était l’œuvre : le chapelet de mots propulsés par Dieu qui devient poème, l’entrelacs de couleurs et de traits de graphite tracés hâtivement sur la feuille qui glorifie Son geste. Réaliser au sein de l’œuvre un équilibre parfait entre la foi et l’exécution. De cet état d’esprit vient une lumière, chargée de vie”   Cette idée est présente tout au long du livre, elle en est même la première. Ainsi Patti Smith écrit, dès la page 7 : "L’art chante Dieu, et lui appartient en définitive.” Et le lecteur verra avec surprise l’art se parer au fil du texte de tous les attributs d’une religion. Il a ses saints, comme John Coltrane, et ses anges, comme Jim Morrison. Il inspire des pèlerinages, comme le voyage que fait Patti Smith jusqu’à Charleville, sur les traces de Rimbaud. Il a son culte, ses images pieuses, ses objets sacrés :  "Mon coin de bureau était un fouillis de pages manuscrites, de classiques qui sentaient le moisi, de jouets cassés et de talismans. J’ai punaisé des photos de Rimbaud, Bob Dylan, Lotte Lenya, Piaf, Genet et John Lennon au-dessus d’un bureau de fortune où j’avais disposé mes plumes, mon encrier et mes carnets – mon bazar monastique"   . Partout présent dans leurs objets, leurs pensées, leurs projets, leurs manières de s’habiller, l’art informe totalement la vie quotidienne des deux jeunes artistes, au point que Patti Smith écrive : "Je ne traçais pas de frontière entre la vie et l’art"   .

Et l’ange suprême de cette religion de l’art, le principal intercesseur pour Patti Smith n’est autre que Robert Mapplethorpe lui-même. Elle ne se fait pas la critique d’art de son ami. Elle tente parfois d’expliquer ses travaux photographiques sur la sexualité : « Il était dans une situation privilégiée pour observer des actes sexuels extrêmes entre adultes consentants, et ses sujets lui faisaient confiance. Sa mission n’était pas de révéler, mais de rendre compte d’un aspect de la sexualité envisagé comme œuvre d’art, comme cela n’avait jamais été fait auparavant "   . Mais jamais elle ne développe ses commentaires sur l’œuvre de Mapplethorpe. Plus que le sens de son travail, c’est l’esprit qui l’habite qui l’intéresse : "Robert cherchait à élever certains aspects de l’expérience masculine, à imprégner l’homosexualité de mysticisme   , ou encore : "Que ce soit pour l’art ou pour la vie, Robert insufflait aux objets son élan créateur, sa puissance sexuelle sacrée"   .

 

À partir du portrait intime de Mapplethorpe, de descriptions de leur vie quotidienne et de leur travail commun, Patti Smith cherche donc toujours à conférer à son ami une aura mystique, un statut de grand artiste. Elle le montre comme rival de Warhol : "Robert était déterminé à faire quelque chose qu’Andy n’avait pas encore fait", "Robert, en revanche, même s’il était timide, peu loquace, en décalage apparent avec ceux qui l’entouraient, était très ambitieux. Duchamp et Warhol étaient ses modèles. Le grand art et la haute société ; il visait les deux"   . Elle parvient à le décrire dans toute sa complexité, avec ses dualités, à la fois doux et violent, homosexuel et religieux, snob et passionné. Elle restitue toute l’épaisseur que pourrait avoir un personnage de roman, quasiment proustien.

C’est cette teneur romanesque qui fait la force du livre : évocation d’une grande époque de la bohême new-yorkaise, récit d’une conquête de la célébrité, et surtout, portrait contrasté d’une figure importante de la photographie américaine. Les souvenirs qu’en laisse Patti Smith prennent une résonance nostalgique, rendue poignante par l’ombre portée de sa disparition. Robert Mapplethorpe est mort du sida en 1989, trop tôt, comme les autres anges de Patti Smith, Jim Morrison ou Rimbaud. Dans la veine élégiaque qui a souvent caractérisé son œuvre musicale, elle lui rend ici un bel hommage : "Nous restions fidèles à notre serment, Robert et moi. Aucun de nous deux ne quitterait l’autre. Je ne l’ai jamais vu par le prisme de sa sexualité. Mon image de lui est demeurée intacte. Il était l’artiste de ma vie"