Nonfiction.fr publie chaque mois un article du Japon à l'envers, blog consacré à la société japonaise, à la vie politique et aux mouvements sociaux. Ce mois-ci, il ne s'agit pas d'un article mais d'une traduction d’un témoignage paru en décembre 2010 sur le site japonais d’informations en ligne JANJAN. Il a été écrit par Takeshi Kawakami, ex-nomade du nucléaire qui a travaillé de 2003 à 2008 dans la centrale d’Hamaoka, au sud de Tôkyô. Il réside toujours à Omaezaki, à un kilomètre de cette centrale. A l'heure où nous mettons en ligne, le Premier ministre Naoto Kan vient d'annoncer la fermeture de cette centrale située sur une faille sismique.
 
"J’ai travaillé plus de cinq ans dans la centrale d’Hamaoka, mais avant ça, j’ai aussi travaillé 10 ans dans différentes centrales. A cette époque, je n’avais pas de lieu de travail fixe et je changeais constamment de centrales nucléaires. Ces gens-là, on les appelle les "gitans du nucléaire" (genpatsu jipushi) et c’était comme ça que je vivais à l’époque.
 
Durant la deuxième année de cette vie flottante de "gitan", je travaillais à la centrale Genkai, dans la préfecture de Saga (sur l’île de Kyûshû), et j’en vins à entrer au cœur du réacteur. Le cœur du réacteur, c’est l’endroit où les combustibles d’uranium sont brûlés. Le déclenchement de la réaction nucléaire provoque l’émission d’une gigantesque énergie qui fait tourner la turbine et créé de l’électricité. Mais parce qu’on consomme du combustible d’uranium, cette zone devient aussi extrêmement radioactive. Entrer à l’intérieur du cœur du réacteur, installer des robots de mesures, c’était ça mon travail.
 
Un jour, alors que ce n’était pas moi qui était en charge de l’installation, un accident se produisit. Le robot qu’on venait d’installer ne réagissait pas alors qu’on essayait de le faire fonctionner de l’extérieur. On avait fait sur les parois du réacteur d’innombrables petits trous où venaient s’insérer les "pattes" du robot, ce qui permet de le faire fonctionner à distance. Cependant, les pattes n’ayant pas été positionnées au bon endroit, un contrôle des installations était nécessaire. Si l’on ne faisait rien, ce sont des instruments de haute précision de plusieurs dizaines de millions de yens qu’on laissait se détériorer. Avant que cela n’arrive, je suis retourné à l’intérieur pour remettre le robot à sa place.
 
Un immense édifice
 
Alors que je m’approche de la zone du réacteur, je dois mettre combinaison et équipement. Pour mettre la combinaison, je reçois l’aide de deux autres ouvriers. Les vêtements d’un opérateur se composent de deux couches sur lesquels on rajoute une combinaison Tyvek en plastique et en papier. On se couvre d’un masque et par crainte de laisser des interstices, on entoure les poignets, les chevilles et le cou de bande adhésive.
 
Après avoir enfilé cette sorte de combinaison spatiale, je me dirige vers le cœur du réacteur. Quand j’arrive aux abords du cœur, deux ouvriers de la compagnie japonaise des contrôles non-destructifs (Nihon Hihakai Kensa, JNDI) se tenaient là. Ce qui me surpris, c’est que malgré que nous nous trouvions dans une zone hautement radioactive, ils étaient habillés normalement et ne portaient même pas de masques. Le responsable me fit signe de la main. Me regardant dans les yeux, à travers le masque, il me fit alors à nouveau un grand signe de la tête. Il jaugeait de ma capacité à endurer le travail au cœur du réacteur.
 
Ensemble nous nous sommes approchés du réacteur. C’était la première fois que j’en voyais un d’aussi près. Si ma mémoire est bonne, le diamètre de la cuve était d’environ 3 mètres et de forme sphérique ou ovale. Et nous nous tenions là, en face de cet immense édifice. La base du réacteur m’arrive à peu près aux épaules. A cet endroit, il y a une étroite bouche d’entrée. Il ouvre cette sorte de bouche d’égout, et je compris alors que c’était par là que j’allais devoir plonger.
 
Une envie irrésistible de fuir
 
J’approche ma tête de cette bouche pour jeter un œil. A l’intérieur, tout est sombre, l’atmosphère est dense et donne l’impression que quelque chose de mauvais s’y trouve. Je commence à éprouver de la peur, mes traits se tendent. Mes oreilles bourdonnent, et d’un coup, je n’ai plus du tout envie de rentrer à l’intérieur. Alors que j’essaye de me reprendre, le chef me montre la paroi sur lequel est fixé le robot. C’est parce qu’il est mal installé que je dois rentrer. Mais quelque chose de sinistre flotte dans l’air et je résiste à l’envie violente de fuir qui s’empare de moi. Mais je n’avais plus le choix, je ne pouvais plus revenir en arrière.
 
Le robot de recherche de fissure (kizu robotto) fait 40 cm de long et 20 cm de large. On appelle ça un "robot araignée". Le chef prend de longues minutes pour me donner des explications, la tête enfoncée dans le hublot. A l’époque, je n’avais pas conscience de la folie qu’il y avait à s’exposer ainsi aux radiations. J’éprouve un certain malaise aujourd’hui quand je pense au comportement "audacieux" des ouvriers.
 
Cet homme qui continue à regarder imperturbablement l’intérieur du cœur n’éprouve-t-il pas de la crainte ? me disais-je. Alors que j’étais protégé de la tête aux pieds, lui ne mettait pas même son masque. J’ai appris récemment qu’un gars qui travaillait à Hamaoka (centrale nucléaire située au sud de Tôkyô) et qui faisait beaucoup d’inspections non-destructives, a eu un cancer de la mâchoire. Ses collègues s’en sont inquiétés mais l’exploitant Chûbu Electric Power Company a refusé de reconnaître qu’il s’agit d’une maladie professionnelle. De nombreux collègues n’ont pas osé prendre la parole pour exprimer leurs craintes concernant les conséquences du travail en zone sur la santé. Mais ils portent un regard plein de haine sur la Chûbu maintenant.
 
Ce travailleur atteint d’un cancer lui s’est battu, a porté l’affaire devant les tribunaux mais a perdu. J’ai appris qu’il est mort d’une hémorragie provoquée par sa maladie. S’exprimant sur ce cas, le professeur Akio Ôhashi de l’université de Shizuoka a expliqué qu’il avait l’intime conviction que l’origine de son cancer venait de son travail à la centrale d’Hamaoka. Il y a 30 ans, lorsque j’écoutais les explications de l’employé de la JNDI, j’ai du être moi-aussi touché par ces radiations extrêmes.
 
Les crabes du réacteur

 
Une fois les explications terminées, je me préparais à entrer. On plaça un escabeau devant la bouche d’entrée puis, accroupis, j’attendais le signal du chef. D’un signe de tête de sa part, j’entre de moitié. Aussitôt, une sensation violente m’atteint et ma tête est comme comprimée. N’écoutant que mon courage, je plonge entièrement à l’intérieur du cœur du réacteur. Le bourdonnement dans mes oreilles s’intensifie. Beaucoup d’ouvriers disent que lorsqu’on plonge dans un réacteur, on entend comme des crabes ramper au sol. Une fois le travail terminé, lorsqu’on rentre chez soi, ce bruit vous poursuit. Un écrivain en a même fait un roman en 1981, qui s’appelle "les crabes du réacteur" (genshiro no kani)
 
Dans mon cas, je n’ai pas entendu ce son mais plutôt un bruit continu, comme des soutras récités sur un tempo rapide. Et cette sensation affreuse d’avoir la tête comprimée. Je me relève rapidement et fixe le casque sur ma tête. Forcé de rester courbé, j’attrape le robot et crie "ok" aux techniciens restés dehors. Une fois désactivé, je le défais de la paroi et constate surpris qu’il est très léger. Je replace les pieds dans les trous convenablement et crie à nouveau "ok". Une fois vérifié un à un que les pieds sont correctement mis en place, je hurle "ok" et ressort en courant de la cuve, pris de panique. Cela n’avait duré que 15 secondes.

180 millisieverts en 15 secondes

Une fois ressorti, l’employé de la JDNI continue de pencher sa tête à l’intérieur de la cuve pour vérifier que le robot est bien mis. Je me dis que ce gars a toutes les qualifications requises pour un cancer du globe oculaire. Je m’éloigne rapidement de cette zone pour aller enlever ma tenue de protection. Ma combinaison étant désormais extrêmement contaminée, je la retire avec prudence. Une fois la combinaison Tyvek retirée et mise à l’envers, les ouvriers la prennent et la jettent dans un sac en plastique. Je pouvais enfin respirer à l’air libre.
 
Distraitement, je sors mon compteur geiger et je constate qu’il indique plus de 180 millisieverts. J’avais peine à croire qu’en seulement 15 secondes, j’avais absorbé une dose aussi importante. Après cela, j’ai continué à travailler dans le nucléaire. J’ai eu l’occasion de replonger une seconde fois dans le cœur d’un réacteur. Je n’ai jamais réussi à surmonter l’angoisse qui s’emparait alors de moi, et ce bourdonnement dans les oreilles
 
Takeshi Kawakami
 
(traduit par Mathieu Gaulène)