Dans une perspective philosophique, Jean-Luc Nancy propose dans cet ouvrage de capter les manifestations sensibles des évolutions et des transformations de la ville.

Qu’est ce que la ville ? À cette question tant de fois posée, il ne semble pas exister de réponse définitive, encore moins à une époque où les mutations s’accélèrent, où les formes urbaines sont de plus en plus confuses et où les appartenances identitaires se multiplient. Le philosophe Jean-Luc Nancy préfère donc analyser les caractéristiques phénoménologiques et sensibles de la ville pour tenter d’en circonscrire l’essence. Comme l’indique délicatement le titre, La Ville au loin, l’auteur s’intéresse à une ville mouvante, qui se transforme et dont les modes d’appréhension évoluent. Sans chercher à révéler les raisons ou les formes des mutations, il vise davantage à en recueillir les manifestations sensibles. L’ouvrage est un recueil de textes de l’auteur écrits à différentes périodes, qui peuvent se lire les uns à part les autres, mais dont l’ensemble structure la subtile pensée de l’auteur.

 

L’éclatement de la ville

À l’heure d’une mondialisation qui s’accélère, la ville devient un objet dont le sens est de plus en plus difficile à saisir et dont les éléments structurant sa signification se sont progressivement éparpillés. Difficile en effet de dire ce qu’est ou ce que n’est pas la ville dans cet imbroglio de formes, de lieux et de fonctions, dans cet écheveau de trajectoires individuelles et d’affairements que constitue le cadre de vie d’une majorité de la population mondiale. L’extension urbaine, la suburbanisation ainsi que la sururbanisation floutent les dernières fonctions liées à la ville ainsi que ses frontières ; la ville ne sait plus ce qu’elle est. Contrairement à la forteresse qui matérialisait son symbole de place forte ou à la cité qui représentait le pouvoir, la ville n’a plus de fonction intrinsèque à sa forme, et sa projection se fait de manière de plus en plus ambigüe. C’est dans ce contexte d’une perte de sens et d’une diffusion nébuleuse des formes urbaines que la ville s’éloigne. Face à ces recompositions, l’auteur évoque un regard encore trop souvent figé sur un modèle ancien, "d’avoir trop regardé la ville à l’horizon comme le schème pur, la monogramme de la civilisation, nous en avons perdu la vue ou bien l’image est devenue obscure, confuse, brouillée, obstruée ou oblitérée"   .

Ce n’est d’ailleurs pas anodin si les deux premiers textes introduisant la pensée de l’auteur concernent Los Angeles. Souvent considérée comme l’archétype de l' "antiville", la métropole angeline fait dans ce cas l’objet d’une vision sans apriori épistémologique sur ce qu’est ou sur ce que doit être la ville. L’auteur conçoit en effet la ville comme un enchevêtrement de trajectoires, de contacts, d’histoires, et par conséquent la ville qu’il apprécie se vit sur le mode de la dérive et de l’ouverture d’esprit. Peu importe la qualité historique du patrimoine architectural de la ville à visiter, Nancy s’intéresse davantage à la dimension sensible et humaine de la ville. D’où l’intérêt qu’il porte au caractère urbain de Los Angeles, qui reste malgré son étalement sans limites et la prédominance des autoroutes, une ville qui vit et qui se vit. Dans cette perspective, l’auteur tend à bousculer les grands schèmes de pensée et notamment l’appréhension de la ville à travers la nostalgie invoquée de la ville-centre, de la ville bourgeoise, qui limite selon lui considérablement l’appréciation des ces non-lieux qui prolifèrent, de cette banlieue qui s’étend ; "la ville qu’on craint de perdre est la ville sans sa banlieue, celle que l’on craint est la ville avec banlieue et dans sa banlieue"   . En évoquant Los Angeles, Jean-Luc Nancy évoque plutôt la fin d’une hypocrisie quand à la vie communautaire et rurale que suggèrent les passéistes pour dénoncer les nouvelles formes urbaines. Los Angeles n’offre en effet "aucune illusion quant à une idylle dont elle n’a connu aucun simulacre"  

Sans viser à définir la ville, l’auteur établit sa différenciation avec le rural et selon lui, "l’essence de la ville se montre (…) en cela : un échangeur qui n’enveloppe pas ses propres destinations"   . Cette prémisse regroupe les idées centrales de la pensée de l’auteur, celles de connexion et de projection. Car la ville, dans son essence, a toujours rassemblé autour de son centre et dans le même temps rejeté, repoussé avec indifférence. La ville est attractive autant qu’elle est répulsive, qu’il s’agisse des usagers, des formes ou des symboles de l’urbanité. En ce sens, nous retrouvons ici les traces de Lefebvre qui invoquait l’urbain comme l’expression de la dualité entre deux mouvements ; l’implosion (le renforcement de la centralité, des centres de décisions, administratif ou de richesses) et l’explosion (le phénomène des périphéries). Or Los Angeles semble cristalliser ces dynamiques, "la ville part dans tous les sens, enfoncée dans et par sa circulation, dans et par sa pollution, dans et par son absorption infinie au sein de sa propre agitation"   . C’est à travers cette propagation et ce rayonnement que se déforment, se transforment et s’inventent de nouvelles formes urbaines, "l’urbanité s’étoile et se répand, elle se met ainsi à nu, à plat et en question, elle déporte la cité et la citoyenneté, et leur démembrement dessine d’autres constellations, encore innommées"   .

Un art de la ville à préserver

Loin des théories focalisées sur les dimensions politiques ou sociales, nécessaires mais rarement globalisantes, Jean-Luc Nancy appréhende la ville comme une entité, voire comme un sujet, en perpétuelle évolution, dont les habitants et les usagers constituent l’épine dorsale. Ce sont en effet ces individus qui mettent la ville en mouvement et lui donnent ses propres significations. L’auteur s’intéresse à ces milliers de gens qui vivent dans la ville et qui font la ville, à ces vies qui s’enchevêtrent, qui évoluent à proximité sans se croiser. Mais parfois ces trajectoires se rencontrent, se choquent, s’interpénètrent, et c’est là que demeure le sens de la ville, dans cette possibilité de la rencontre autant que de son absence. Ainsi, prennent de l’importance dans le saisissement de la ville par l’auteur, les notions de proximité, de croisement, d’entrechocs, de promiscuité mais aussi de passage, de traversée, de rendez-vous, etc. Comme l’ont auparavant montré des sociologues tels que Simmel ou Goffmann, les normes de la proximité et de la distance se transforment complètement dans la ville, et le " voisin est tout près sans proximité, il est loin à portée de main ou de voix "  

Nous touchons ici selon l’auteur à l’art de la ville, dont le mouvement constitue la dimension principale. Car si la ville est née du déplacement, des passages et des correspondances, le noyau d’une ville est également en perpétuel mouvement, permettant à la ville de vivre et de bouger. Flux d’hommes, d’énergies, de communications, d’automobiles, tout cet ensemble anime la ville. Elle est comme "un "nœud " de correspondances, de renvois, d’actions réciproques. Mais le nœud lui-même est animé, il est en mouvement comme un serpent lové sur lui-même dont le corps glisse lentement le long de ses propres anneaux"   . L’art de la ville est donc un art du mouvement, qui se cristallise dans la figure du passant en tant qu’il est en mesure de relier l’ensemble des lieux qui sont éloignés les uns des autres par leurs fonctions ou leurs barrières. Tel est "l’art de la ville : (…) art des rapprochements furtifs, art des passages passagers, des passants insignifiants, des signifiances inframinces, expédiées sitôt esquissées"   . L’art de la ville réside donc dans les possibilités de rencontre qu’elle offre, "dans celle qui a lieu, dans celle qui n’a pas lieu et dans celle qui a mi-lieu : dans le frôlement, l’effleurement des passages, des regards, des allures, des signes, des marques et des traces qui ne valent que par le passage ou la passée, sans passation de pouvoir signifiant, dans le seul déplacement qui n’ébranle pas moins que la signifiance entière, dans le renouvellement incessant de l’étrangeté devenant familiarité, la distance proximité, la mouvement présence et le labyrinthe chemin"   . Or c’est cet art de la rencontre qui atteint ses limites à l’heure où les espaces publics se ferment, où les distances parcourues au quotidien s’accroissent et où les sociabilités tendent à se replier dans la sphère privée. L’enjeu à venir réside donc dans la reproduction ou l’invention de nouveaux moyens de prolonger cet art de la ville, quelles que soient les nouvelles formes urbaines à venir.

Finalement, à travers ces mots, à travers cette écriture toute en subtilité, l’auteur rend un vibrant hommage à la ville, à l’éventail des possibles qu’elle offre et aux sensations qu’elle ouvre. Cet ouvrage rappelle notamment aux chercheurs l’importance de la phénoménologie pour comprendre la ville ainsi que la nécessité de s’y perdre, de la vivre pour en décrire plus finement les enjeux. L’on referme ce livre satisfait par la justesse des propos et la finesse des analyses. L’auteur parvient en effet à mettre des mots sur des sentiments que nous avons tous en nous, plus ou moins enfouis, et qui constituent la substance de l’urbanité, ce pour quoi nous cohabitons dans la ville. Dans cette ville qui, irrémédiablement s’éloigne, mais dont il ne tient qu’à nous de perpétuer l’essence

 

* Nonfiction.fr a publié une autre critique du livre de Jean-Luc Nancy : "Le phénomène de la ville", par Quentin Molinier.