Un petit ouvrage synthétique très réussi qui présente la pensée juridique et philosophique de Siéyès dans une perspective éclairante pour la compréhension de son action historique. L'apologiste du Tiers-Etat apparaît ainsi comme particulièrement emblématique du tempérament politique français hérité de la révolution.

 

L'excellente collection « Le Bien commun » mérite que l'on salue le remarquable travail éditorial réalisé par Antoine Garapon dont la sélection d'ouvrages donne à la théorie du droit un élan nouveau auprès d'un public élargi.

En publiant régulièrement des contributions sur des auteurs et philosophes et même des réalisateurs de cinéma comme Fritz Lang ou John Ford, elle contribue à faire de la Philosophie du droit une discipline vivante et inventive et non pas seulement  l'annexe obscure et délaissée, un rien poussiéreuse, de la Philosophie politique à laquelle on la ramenait parfois.

 

La figure explorée dans le présent ouvrage est celle de l'abbé Sieyès. Connu avant tout comme un acteur de notre histoire dont la particularité est d'avoir joué un rôle majeur dans le déclenchement de la révolution mais aussi dans le processus d'achèvement de celle-ci, Sieyès a vu son œuvre philosophique et juridique très  sous-estimée et particulièrement méconnue alors qu'elle fut un des ferments idéologiques majeurs de 1789.

 

Erwan Sommerer, co-responsable du centre des études sieyèsiennes de Paris I avec Pierre Yves Quiviger, tente de réhabiliter une pensée dans un ouvrage dont les qualités sont nombreuses. Dans un style limpide et synthétique, l'auteur retrace avec clarté les grands présupposés de la pensée Sieyèsienne dont on constate qu'elle se situe au cœur des grandes problématiques du libéralisme politique et du jusnaturalisme.

 
 
La Nature et le Contrat social  
 
 

Le point de départ de Sieyès est la fiction de l’état de nature. Toutefois, on sait que cette fiction recouvre des visions opposées si l'on compare par exemple Hobbes et Rousseau, l'un tenant de la guerre de tous contre tous, l'autre, d'une sorte d'harmonie préétablie. Sièyès pour sa part, se rapprocherait davantage de Locke en ce qu'il imagine un contrat maximisant  liberté et égalité tenant à mi-distance Etat et Société. mais le Locke dont il s'agit est en l'espèce un Locke pessimiste, conscient de la tension inhérente au modèle fictionnel de l’état de nature et quelque peu sceptique devant la promesse contractualiste et sa réalisation dans le réel.  Car d'une part, ce modèle suppose des individus égaux en droit pourvus par la nature de caractéristiques minimales irréductibles, d'autre part ces mêmes égaux sont, dans les faits, dotés de capacités physiques, intellectuelles, inégales, sources de déséquilibres constants.

 

Sieyès redécouvre sous cette forme que la théorie du droit naturel est hantée par une dialectique du Droit et de la Puissance (au sens spinoziste). Il y a contradiction entre le programme du libéralisme politique qui est de conférer à chaque homme la possibilité d'exprimer sa puissance et l'égalité en droit qu'il professe. Le spectacle historique qui s'offre aux yeux de Sieyès est à la source de son pessimisme, le contrat social peut être rompu durablement par ceux qui refusent l'égalité civile. De la féodalité à la mécanique sociale de l'Ancien Régime, les hommes ne semblent jamais avoir vécu liés par ce contrat social idéal et la noblesse privilégiée est l'incarnation de cette rupture du contrat.    La pensée de Sieyès considère ainsi les privilèges de la noblesse comme une extranéité au regard du Contrat social qui exclut donc ces derniers du droit à la citoyenneté et les ravale au rang de faction. Toutefois, il n'existe rien d'intangible dans la pensée de Sieyès au regard d'une anthropologie qui considère la volonté comme le fondement du contrat social et  source précisément de sa validité.

 

C'est parce que la volonté permet le dépassement de l'état de nature que le contrat social est à la fois possible et perfectible. Mais c'est la prééminence de la volonté sur le droit naturel qui en explique les dynamiques inclusives autant que les mécaniques centrifuges, la possibilité que des groupes sociaux se comportent en "passager clandestin" dirait-on de nos jours. Mais, elle permet tout autant d'envisager que ces groupes puissent rentrer dans le rang et participer au contrat social en en acceptant les clauses, la révolution ne doit exclure personne par essence et laisser à la volonté contractante toute sa place.

 
 
Un Contrat social dynamique
 
 

Ni Hobbesien, ni rousseauiste, Sieyès est donc avant tout l’homme qui introduit implicitement l'histoire dans les théories du contrat social parce qu'il en pense la dynamique dans une perspective temporelle. La rupture du Contrat social est possible mais fondée sur une illusion de puissance que la nature finit par réguler l'usage irrationnel de la volonté lorsqu'elle ne s'accorde pas au droit commun, le droit naturel. Le Contrat social n'est pas un périmètre clos et univoque mais un ensemble traversé de tensions qui peuvent l'affaiblir ou le renforcer. Cette conception se traduit par une originalité de la pensée de Sieyès qui est de se référer aux physiocrates au sein d'une théorie du contrat social, manière comme une autre d'en traduire la tension entre déterminismes naturels et contingences historiques.

Bien qu’Erwan Sommerer ne fasse pas profession d'historien, sa contribution éclaire une question historiographique importante: Il semble que la pensée de Sieyès n'ait pas été une pensée dès le départ équilibrée qui aurait montré une de ses facettes au gré des circonstances. Dans cette perspective, très tôt parvenue à maturité, la théorie sieyièsienne se serait révélée tantôt très révolutionnaire en 1789 dans une société d' Ancien Régime moribonde et figée (ce qu'elle n'était pas complètement), tantôt modératrice lors du directoire, permettant une sortie de la Terreur et l'achèvement de la séquence historique révolutionnaire.

 

Au contraire, et cela nous montre combien Sieyès fut jusque dans la maîtrise de sa carrière politique un homme qui sut anticiper les dynamiques historiques. Sa pensée semble s'être affinée, amendée, au gré des évènements d'après la peinture que nous en fait l'auteur. Sieyès ne fut pas un penseur plus figé que sa conception du contrat social ne le laissait présager. Il sut, bien au contraire, tirer de l'histoire chaotique qui se déroulait devant ses yeux des conceptions philosophiques et juridiques nouvelles comme en témoigne son idée de "jury constitutionnaire" qui annonce selon certains historiens du droit le contrôle de constitutionnalité.

 

Habité par une ambition théorique importante qui se traduit par un positionnement original dans le champ des théoriciens jusnaturalistes par une combinaison de volontarisme fort et de pessimisme à propos de l'usage de cette volonté, Sieyès est également guidé par un souci pragmatique du bien commun qui le conduit à voir le droit comme le mode de régulation privilégié des déséquilibres historiques qu'ils soient la persistance des privilèges de la noblesse ou le déchaînement de violence de la Terreur.

 
 
Constituer et conserver : le droit et l'histoire selon Sieyès
 
 

Sieyès se trouve à la conjonction de deux problématiques qu'il a successivement été amené à traiter guidé par une croyance fondamentale en la force du droit, force qui réside à la fois dans son caractère naturel mais aussi dans le recours à la volonté, ce domaine qui échappe momentanément à la nature. D'où une conviction majeure en la possibilité de réguler par le droit, non seulement les rapports internes à une société en un temps donné , à condition de se conformer au principe naturel d' égalité, mais encore de se servir du droit comme outil d' ingénierie sociale et historique, comme principe régulateur et en particulier comme principe régulateur de la violence latente centrifuge par rapport au contrat social. Le Droit est finalement pour Sieyès, dit dans un vocabulaire moderne et quelque peu sociologisant, l'instrument privilégié du contrôle de l'historicité par lequel une société, par exemple dans le processus constituant, sécrète de manière souveraine dans le cadre limitatif du droit naturel, son propre mode de fonctionnement. C'est là la dimension révolutionnaire du droit, liée à la souveraineté de la nation, et l'on comprend en quoi la réflexion constitutionnelle fut inséparable de l'action politique proprement dite de Sieyès. Mais le droit possède aussi et même avant tout, en dehors du processus constituant, une fonction conservatrice et le "moment" constituant lui-même doit être régulé non seulement par le droit naturel mais par cette projection temporelle dans ce qu'il convient d'appeler la fonction régulatrice du constitutionnalisme.

 

Il y a, là encore, chez Sieyès, une combinaison de volontarisme et de naturalisme qui, l'amène à se faire l'apologiste de l'idée de représentation comme voie médiane entre la nécessaire implication du citoyen dans la chose publique et le besoin des institutions et de la société de se distancier et de se distinguer l'une et l'autre. Bien avant les considérations tocquevilliennes sur l'indifférence démocratique, Sieyès plaide pour la représentation politique comme délégation de pouvoir permettant précisément de concilier  l'équilibre entre société et sphère politique, consacrant dans le domaine spécifique de l' équilibre institutionnel la nature duale du droit, entre fonction révolutionnaire et fonction conservatrice. Toutefois la perspective de Sieyès est davantage liée au souci d'assurer à la représentation une distance avec le peuple, distance qui permet de servir l'intérêt général et de ne pas faire du mandat  électif un mandat impératif. Il demeure un adversaire résolu de la souveraineté populaire comme en témoigne également sur un autre plan ses positions censitaires.

 

Ainsi, que ce soit au regard de l'historien comme du juriste, le sous-titre choisi par l'auteur paraît particulièrement révélateur de la pensée et de l'attitude politique de Sièyès. L'Abbé du Tiers  incarne à merveille cette France qui approuva la prise de la Bastille aussi bien que Thermidor. Il apparaît, ainsi que le notait son biographe  Jean-Denis Bredin (Sieyès, La clé de la Révolution française, Paris, de Fallois, 19888), comme un homme-clé de notre histoire moderne, au travers duquel peut encore se lire une partie du tempérament politique français, partagé entre prédilection pour les ruptures soudaines et hostilité aux changements, entre esprit frondeur et refus conservateur du réformisme