Une intéressante vision ethno-anthropologique des rapports au sang.

Ces Analyses de sang, au pluriel, se présentent comme autant d’études du sang à partir de prélèvements effectués par différents chercheurs en sciences sociales (histoire, droit, science des religions, anthropologie) laissant ainsi de côté celui qui en détient le monopole en France : le corps médical.

Loin pour autant d’éluder sa dimension matérielle (la collecte, le sang rouge versé, les poches échangées), ces recherches présentent le sang dans des réseaux de signification à travers les problématiques du don et de la transfusion. L’ouvrage laisse ainsi de côté le sang de la théorie des humeurs comme celui des liens du sang ou encore le sang de la sécurité sanitaire et du principe de précaution. Il se concentre d’une part sur les significations du don : dans des sectes en Inde (“Excessifs dons de sang”), son inscription dans les pratiques familiales en Malaisie (“la “vie sociale” du sang”) ou sa valeur dans la mystique chrétienne (“la nature juridique du sang”), d’autre part sur celles attachées au sang versé : sang montré à des fins politiques (mouvements pacifistes contre la guerre aux Etats-Unis, “Verser notre sang, non celui des autres”), sang menstruel qu’il est désormais possible de supprimer (à Bahia au Brésil, “Pourquoi saigner ?”). L’étude de S. Chauveau, enfin, s’intéresse aux évolutions de l’organisation de la transfusion sanguine en France depuis la Seconde guerre mondiale (“Du don à l’industrie”).

Perçu comme substance inaltérable ou perméable, objet d’une tentative de réappropriation des savoirs médicaux à des fins d’autodiagnostic   et de représentations pré-scientifiques de la médecine, les représentations du sang exposées dans ce volume confirment l’actualité du concept de “symbole rituel dominant” (de Victor Turner) par lequel Stephen Hugh-Jones introduit le dossier.

Différentes contributions mettent ainsi en relief la manière dont le don du sang (dépendant des connaissances médicales et des progrès techniques, aspects qui font l’objet de l’attention continue des travaux de S. Chauveau)   a pu parfaitement être intégré à des pratiques et dans le cadre de représentations médicales traditionnelles. Ainsi le don est-il réinterprété dans la perspective de la régénération par la saignée -notamment pour les hommes, celle des femmes étant assurée par les menstrues   - ou permet à l’inverse de maintenir cette régénération lorsque les femmes ont choisi de les supprimer (p. 51). Cette idée de surplus à évacuer demeure et coexiste avec une autre, difficilement conciliable, d’un volume constant qui viendrait définitivement à manquer à la suite d’un don. L’attention à sa soi dans ce dernier cas justifie à l’inverse le refus du don, car “si je donne mon sang, j’aurai besoin d’une transfusion, alors pourquoi le ferais-je ?” (p. 110-111). Renversant ainsi les cadres de pensée classique du don sacrificiel (cf. ci après), le don du sang se trouve alors justifié par la préoccupation du donneur pour sa propre santé (au vieux sang qu’il est bon d’évacuer par la saignée peut alors faire écho les péchés et impuretés dont on se débarrasse en les transférant physiquement au bénéficiaire, “l’expulsion du péché” devenant, dans certaines circonstances, “un véritable objectif du don de sang”).  

Parallèlement, et aux antipodes des préoccupations médicales du donneur pour sa propre santé, c’est dans l’affirmation de ses valeurs morales que peut s’inscrire l’utilisation de son propre sang. Elément corporel se confondant avec toute la personne ou incarnation du sacré, la valorisation morale du donneur a, en France, été rendue possible après les discrédits successifs frappant la transfusion au cours de la Première guerre mondiale : le donneur n’était plus “l’outil mercenaire de pratiques expérimentales douteuses, mais un patriote sauvant son camarade”   . C’est encore en ce sens que des journées du don sont organisées pour célébrer ou marquer la solidarité d’un peuple envers ses soldats ou ses compatriotes (p. 107, 109). Il est alors possible de voir dans le donneur l’une des dernières incarnations de la logique sacrificielle qui traverse l’histoire chrétienne depuis les martyrs, histoire rapidement retracée par J. P. Baud   . Sacrificiel, le geste loin d’être anodin peut alors s’inscrire dans une pratique religieuse ascétique compromettant la santé de l’intéressé (p. 115) ou dans une action politique militante pour dénoncer des guerres injustes (la contestation de la guerre en Irak par des militants catholiques, article de E. Castelli). Verser son sang pour une cause moralement défendable justifie alors tant les élans patriotiques que la désobéissance civile (les Quatre de la Saint Patrick, pacifistes catholiques ayant répandu du sang dans un centre de recrutement de l’armée ; les communistes français refusant de voter la loi de 1952 parce que les Français “veulent bien donner du sang pour la cause de la paix. Ils ne veulent pas en donner pour la cause de la guerre […] nous craignons que le sang humain, son plasma et leur dérivés ne soient utilisés à autre chose qu’à des besoins civils”).  

Dans tous ces cas, sa dimension sacrée bouleverse les catégories traditionnelles (des anthropologues, p. 56, des juristes, p. 100). Au refus du juriste de voir le sang (p. 102) fait écho la violence exercée contre ceux qui ont décidé de le montrer (les militants catholiques). Sa sacralité s’est ainsi traduite dans un principe d’économie : la loi de 1952 en interdit le prélèvement à d’autres fins que thérapeutiques quand auparavant on pouvait “le conserver, le détruire, s’en servir pour écrire ou pour peindre, le consommer comme un aliment, le donner ou le vendre”   et c’est bien dans la mesure où les militants l’utilisent ailleurs et à d’autres fins que thérapeutiques que le sang, traversant ces frontières, “pollue” (le sang n’y est pas à sa place, p. 31, p. 36, p. 92, p. 96).

Différentes contributions soulignent la pluralité des motifs expliquant le geste de don du sang (p. 58-72, p. 107-118). Le dossier parvient ainsi à décrire des comportements dans leur diversité, à les inscrire dans une pluralité de sphères (famille, communauté religieuse, Etat, etc.) en évitant les jugements moraux tendant à culpabiliser les “donneurs qui ne seraient pas d’assez bon donneurs” (le dossier est ainsi exempt de considérations moralisantes classiques dans la littérature qui se penche sur l’intention).

Sur un autre plan, c’est également un vrai bonheur que de lire un ouvrage ponctué de tableaux, photographies, schémas, conférant ainsi une correspondance visuelle au texte (image de centrifugeuse, de blessé de guerre, de paillasse de laboratoire, de fête familiale, de globules rouges s’échappant d’un vaisseau, de publicité pour le don).

Le seul élément que l’on pourrait regretter dans le cadre de ce dossier relève moins de la réduction du sujet –le sang- au sang versé, donné, ou transfusé que la quasi-absence de ses enjeux politiques, notamment par le rôle des intermédiaires. Cette idée, esquissée à plusieurs reprises (p. 20, p. 43), se trouve seulement développée dans la contribution de S. Chauveau  qui rappelle la présence d’autres intervenants que les donneurs dans le circuit transfusionnel (les intérêts, potentiellement contradictoires, des donneurs et des receveurs, l’importance de la sphère privée lucrative en concurrence avec les structures sans but lucratif, les transformations du secteur à la suite du sang contaminé). On peut ainsi regretter que l’attention portée sur le donneur et le sens du bénévolat n’aient pas trouvé de correspondance dans des textes relatifs au receveur de produits sanguins et, surtout, à l’intermédiaire. Jean-Pierre Baud, pourtant, attirait sur lui l’attention lorsqu’il accusait “ceux qui, aujourd’hui, s’accrochent encore à la grandiloquente assimilation du corps à la personne” parce qu’ils ne comprenaient pas “l’actuel énoncé du problème : il ne s’agit pas d’éviter que le sang devienne une marchandise, mais qu’il cesse d’en être une. Si c’est encore possible”   .

Rappelant que les pharmaciens sont des commerçants   et développant l’aspect auquel S. Chauveau consacre quelques paragraphes, une ou deux contributions auraient pu se concentrer sur l’acteur essentiel qu’est le Laboratoire français de fractionnement et des biotechnologies (ou d’autres acteurs sur le marché du plasma). Pharmacien détenant le monopole de récupération du plasma issu des dons, société anonyme depuis 2005   exigeant de la part de l’EFS des quantités de plasma toujours plus importantes, l’entreprise n’est plus soumise à une logique de non profit. La contribution d’un économiste n’aurait-elle pas, à l’heure de la révision des lois de bioéthiques, habilement complété ce dossier ?