Poursuivant une réflexion d'historien et d'essayiste sur le totalitarisme et la barbarie, Todorov trouve dans l'oeuvre de Goya une leçon de pensée et de morale à l'usage de notre temps.

Si Tzvetan Todorov a choisit d'enquêter sur l'oeuvre posthume de Fransisco Goya, celle que le peintre a volontairement soustrait au regard du public contemporain, mais soigneusement annotée pour le spectateur futur, c'est qu'elle entre en résonance avec nos interrogations actuelles.

Goya est un ardent défenseur des idées libérales développées par les philosophes du XVIIIe siècle. Il fréquente l'élite éclairée espagnole acquise à la raison, aux principes de liberté, d'égalité, de solidarité et hostile au conservatisme politique comme à l'obscurantisme religieux (incarné en
particulier par l'Inquisition). Mais à partir de 1808, l'espoir suscité par la Révolution, vecteur de la propagation des idées libérales, est vite déçu par l'invasion des troupes napoléoniennes, qui commettent en Espagne comme ailleurs, des exactions au nom de ces mêmes idéaux. Pour Goya c'est un véritable traumatisme qui oriente définitivement une réflexion déjà engagée sur la part sombre de la nature humaine. Tout en poursuivant une carrière de peintre de cour, satisfaisant à son désir de reconnaissance sociale (Goya est issu d'un milieu provincial modeste), de consécration artistique (il obtient en 1899 le titre de peintre de la chambre du roi, la plus haute distinction académique), et de sécurité financière (il est pensionné par la couronne), il fait le choix radical de créer une oeuvre destinée à rester confidentielle, dont les thèmes et la facture sont aux antipodes
des oeuvres de commande. C'est à travers ses dessins, ses gravures, ses lithographies mais aussi quelques unes de ses peintures, qui ne doivent pas être considérées comme de simples esquisses préparatoires mais comme de véritables oeuvres, que l'on peut analyser la pensée de l'artiste, ses réflexions philosophiques, politiques ou morales et mesurer en même temps la révolution picturale qu'il est en train d'opérer dans l'art.

A partir de 1796 Goya élabore de véritables albums, ensembles cohérents de dessins légendés et numérotés à la tournure résolument satirique. Un monde peuplé de sorcières, de masques et de caricatures se déploie dans un traitement de plus en plus libre. Car pour Goya la fiction révèle le monde mieux que la sage imitation du réel. Le masque ou la caricature déforme ou amplifie la réalité mais fait surgir la vérité. En suivant le modèle kantien selon lequel la perception subjective est la seule capable de révéler l'état du monde, il montre désormais la réalité telle qu'il la voit et non plus telle qu'elle est. La ligne et la couleur sont ainsi délaissées au profit du mouvement, des jeux d'ombres et de lumière. Ce que veut nous révéler Goya c'est l'enfer du réel, celui dont il est en partie témoin (les violences ordinaires, les superstitions populaires, les préjugés, les crimes d'Etat) mais aussi celui que chacun porte en soi. L'exploration systématique de cette frontière entre le rêve et la réalité, entre l'ombre et la lumière sont sa façon d'exprimer une interrogation et un trouble quant à l'ambivalence des comportements humains. L'homme est doué de raison mais aussi de passions contradictoires, qui sont ses démons ou ses fantômes. Ce sont eux que Goya veut explorer dans toute leur profondeur et leur noirceur; d'autant qu'ils semblent avoir été oubliés ou volontairement écartée par les penseurs des Lumières. Avec la série des Caprices (1797-1798), Goya ne se préoccupe définitivement plus ni du beau, ni du visible mais sonde l'inconscient c'est à dire les abîmes cachés de l'être humain, y compris lorsqu'ils sont le produit de sa part raisonnable. Raison et déraison sont définitivement indissociables dans la pensée de Goya, leur association constitue même le socle de toute connaissance. Le projet des Lumières de combattre l'ignorance, les superstitions et le conservatisme n'est pas abandonné, et toutes ses images fustigent les tares de la société, mais il est dépassé par celui de révéler les désirs inconscients qu''il convient d'apprivoiser. Cet enrichissement de la pensée rationaliste est subversive car l'ordre social, politique, moral ou religieux ne peut plus être fondé par la seule raison, l'homme abandonné par Dieu et trahi par son esprit se retrouve seul. A partir de cette découverte Goya mène une double vie artistique, celle publique qui lui fournit commandes, rémunération et vie sociale et celle qui nourrit sa réflexion et son art.

Au début du XIXe siècle les violences des troupes napoléoniennes et celles des protagonistes de la guerre civile qu'elles déclenchent confirment les pressentiments du peintre : on peut tuer au nom de la liberté, on peut se servir des grands principes pour justifier les massacres, la fin peut justifier les moyens. Les Désastres de la guerre (1810-1820) ne témoignent pas seulement des horreurs de la guerre, ils renvoient dos à dos bourreaux et victimes dont les rôles peuvent s'intervertir au gré des circonstances. En évoquant la répression napoléonienne à l'encontre des Espagnols, Goya n'est pas tant patriote qu'observateur désenchanté de la violence dont sont capables les hommes, toute idéologie confondue. Ni héros, ni grandeur, ni gloire, uniquement la froide vérité du massacre et l'impuisance du spectateur. En écho à l'expression de cette réalité sans loi, le geste de l'artiste est devenu plus vif, débordant les contours, la palette s'est réduite, confinant à la monochromie, l'espace s'est indifférencié abolissant presque la figuration.

Même en temps de paix les souffrances infligées aux corps et aux esprits sont tout aussi banales. Le rétablissement sans concession de l'ordre monarchique espagnol à partir de 1814 suivi du retour de l'Inquisition, offre à Goya l'occasion de montrer que les persécutions, les tortures et les exécutions n'ont rien à envier à celles perpétrées en temps de guerre. La tyrannie des hommes est universelle et atemporelle. Goya se mue en anthropologue de la condition humaine. Si la poursuite des idéaux de vérité, de raison, de liberté et de justice, reste une constance chez l'artiste, la conscience aigüe du chaos intérieur de l'homme, des forces incontrôlables qui le travaillent, vient tempérer cette quête d'absolu potentiellement dangereuse. Tzvetan Todorov voit en Goya un "humaniste doté d'une conscience tragique de la condition humaine".

Cette orientation trouve son aboutissement dans les Peintures noires (1820-1823). Isolé et convalescent après une grave maladie dont il a cru mourir, Goya couvre les murs de sa nouvelle maison de figures cauchemardesques. Poussé par la seule nécessité intérieure, et avec une liberté totale (il abandonne tout souci de perspective et d'échelle), il exorcise ses peurs et ses angoisses. S'y expose sa vision désabusée de l'humanité, en particulier des relations conflictuelles entre les sexes, de l'abrutissement du peuple, des luttes fratricides. Tout en révélant la violence du monde extérieur il extériorise les forces qui menacent l'humanité de l'intérieur. Apaisé puis libéré par cette mise à distance il peut s'exiler en France pour le reste de ses jours.

Telle est l'interprétation éclairante et convaincante que Todorov nous livre de l'oeuvre sombre et confidentielle de Goya. Il nous révèle la cohérence d'une démarche philosophique et artistique singulièrement novatrice. Résolument moderne, Goya l'est pour trois raisons. D'abord parce qu'il se dédouble pour poursuivre en toute indépendance d'esprit et de traitement une réflexion inédite sur la condition humaine et cette démarche est un cas unique dans l'histoire de l'art. Ensuite parce qu'il approfondit la pensée des Lumières en révélant la part sombre et peu visible de l'inconscient humain. Enfin parcequ'il ouvre la voie par le choix sans appel de la subjectivité comme mode d'appréhension du réel, au développement futur des genres comme l'impressionisme