Devenus fréquents, les événements urbains n’en modifient pas moins l’urbanité et les rapports sensibles des résidents et des usagers à la ville. Dans cette perspective, cet ouvrage se propose de décrypter les relations entre citadins, ville et événement.

Qu'est-ce qui fait d'une ville un événement? Le livre de Dominique Boullier, professeur à Sciences Po, tente, en un court argumentaire, de répondre à cette question non pas en partant de la ville ou de l'événement a priori, mais de la somme d'individus qui investit la ville pour assister à l'événement.

Plus proche de la sociologie que de l'urbanisme, Dominique Boullier s'appuie sur trois exemples, trois façons pour la ville de faire événement: le off d'un festival de musique (les Transmusicales de Rennes), une manifestation syndicale contre la politique du gouvernement) et un match de football (Nantes-Marseille au stade de la Beaujoire, en octobre 2008).

Structuré autour de l'attente, qui pousse les individus à s'y rendre et à s'y préparer en amont, l'événement n'apparaît réellement, non pas quand la manifestation débute, mais quand elle atteint un kairos – "ce bon moment qui va faire événement dans l'événement"   . "La note bleue, comme la passe géniale de Gourcuff ou l'attaque vibrante de l'orateur qui émeut les manifestants, ne peuvent être répétées"   , ce qui survalorise la présence des individus et lui donne une signification. Sans ces moments rares qui justifient le déplacement, les files d'attente, les bousculades et l'inconfort d'être absorbé par une foule, l'événement ne saurait être. Les aspects négatifs vont jusqu'à s'oublier, car la "foule" en tant que somme d'individus disparaît, pour laisser place à un "public" attentionné. 

La distinction phénoménologique opérée à cet endroit par l'auteur est longuement analysée à travers l'exemple des rues de la capitale bretonne un soir de Transmusicales. Amassés dans la rue Saint-Michel, plus connue sous le nom de "rue de la soif", les fêtards sont a priori réduits à un "état de coprésence", qui n'a rien à voir avec celui de "foule mobilisée"   , c'est-à-dire de public. Seuls des "attracteurs", pensés par Dominique Boullier comme des passages obligés, focalisent l'attention, de sorte qu'ils transforment le collectif en public. C'est le cas, sur le pavé rennais, des shows de percussions sur les containers à verre, des feux de cagettes ou même de la présence active ou non des CRS en fin de soirée. Autant d'éléments qui font dire aux individus qu'ils sont bien aux Transmusicales, festival fidèle à sa réputation d'immanquable.

Et la ville dans tout ça? C'est l'objet des dernières pages du livre, les plus intéressantes. "Faire l'événement, écrit le sociologue, c'est à coup sûr mobiliser des personnes, des publics ou des foules, à condition de parvenir à les transformer, en faisant circuler ces émotions qui les feront attendre, puis sentir qu'ils sont présents à l'événement. Mais comment y parvenir sans que ces publics partagent un espace commun de présence, sans que les lieux rendent visible ce collectif, ces émotions? La ville et ses qualités ne sont pas seulement un décor, elles sont les conditions de possibilité de ces événements   ." De cette définition transcendantale (au sens kantien) de l'urbs, Dominique Boullier distingue deux modes sur lesquels la ville peut s'offrir aux individus qui l'arpentent: la ville-"conteneur" et la ville-"contenant". C'est seulement dans le deuxième cas, qui est une amplification du premier état, que la ville fait événement, parce qu'elle ne se contente pas d'accueillir des foules, mais les "traduit" et les "transforme" en devenant "agency"   . Ainsi les Transmusicales de Rennes, dont les organisateurs ont su créer les conditions matérielles pour faire du festival un événement, tout en développant une mythologie ou, plus prosaïquement, une ambiance particulière. De conteneur à l'origine, elles sont devenues un "contenant psychique puissant", qui attire les foules désireuses de devenir d'authentiques publics.

A la suite de Heidegger, l'auteur explique la distinction conteneur/contenant par l'écart de sens entre les deux verbes que sont "loger" et "habiter". On peut loger dans un appartement, sans pour autant y habiter – une action qui relève d'une "focalisation de l'attention qui permet de prendre soin à la fois de soi, du cadre bâti et du collectif". Autrement dit, on peut être dedans, sans être à l'intérieur. 

Au moment de ces subtilités phénoménologiques, on touche à l'enjeu politique et urbanistique du livre de Dominique Boullier, qui s'intéresse au cas des conteneurs sans contenant, illustrés par les "hubs"   et les aéroports, lieux de transit incapables d'être des contenants. L'auteur se penche ensuite sur les villes nouvelles et les grands ensembles. "Les années 1960 et 1970 ont créé des masses de conteneurs sans qualités, disqualifiés et 'disqualifiants'. Si les habitants sont parfois parvenus à y faire naître des contenants, une vraie vie sociale, des attracteurs et des attachements, c'était au prix d'une lutte de tous les jours contre les nuisances provoquées par un mauvais conteneur"   . Il ne s'agit pas pour autant de faire de chaque ville un événement perpétuel – ce serait tuer le concept même d'événement – mais de laisser la possibilité à ce que dans chaque environnement urbain, chaque conteneur, puissent émerger des contenants, qui unissent psychiquement les individus. "Ce que produit alors ce couplage, c'est du contentement", conclut Dominique Boullier. Une bonne leçon à l'usage de la politique de la ville