Un ouvrage qui montre comment les ordres militaires servirent à la fois la papauté et les royaumes d'Europe occidentale, suscitant une confusion des genres qui ne survivra pas à l'émergence des Etats modernes.

Alors qu’émerge une nouvelle religiosité, et que la Chrétienté définit ses frontières extérieures, cette dernière trouve dans les ordres religieux militaires un soutien à son affirmation. Anti-ascètes et anti-héros : tel est le nouveau modèle promu par les autorités chrétiennes dans une Europe occidentale qui connaît depuis l’an mil des mutations profondes. Des mutations - défrichage, créations de villes nouvelles - qui au cours des trois siècles suivants façonneront le paysage européen jusqu’à l’aube de la Révolution industrielle. Les ordres religieux militaires représentent un des phénomènes les plus caractéristiques de la période XIIe-XIVe siècle. Ce phénomène déclinera lorsque les frontières de la Chrétienté commenceront à être fixées.

 

La Chrétienté à la conquête de ses frontières

 

Après la première période de pénétration du christianisme au haut Moyen Age, marquée par la spiritualité exacerbée d’ascètes influencés par la tradition de l’érémitisme oriental, alors qu’un ordre chevaleresque émerge en Europe occidentale et constitue un facteur d’instabilité, se forme l’idée d’une milites sancti, sous contrôle de l’autorité spirituelle de la papauté et des souverains chrétiens. Commence alors le glissement d’une spiritualité de martyrs à celle d’un ordre guerrier au service de la cause sainte, la Croisade, c’est-à-dire les guerres contre les peuples non chrétiens voire les hérétiques. Ni ascètes, ni héros donc… il ne s’agit plus de pénétrer et d’édifier mais de consolider et de conquérir. Au début du XIIe siècle à Jérusalem, les obligations charitables, médicales, liturgiques et militaires se retrouvent et s’amalgament. Nécessité de défense des hôpitaux en charge du secours au pèlerin et accueil des chevaliers blessés ou lépreux, comme pour l’ordre de l’Hôpital ou celui de Saint Lazare, nécessité de protéger les lieux saints, comme c’est le cas avec les Templiers, les intérêts convergent en Terre Sainte pour la création des ordres religieux-militaires.

La zone d’intervention de ces ordres va rapidement s’élargir et leurs activités se diversifier. Ils deviennent une force mobile de défense et d’extension de la Chrétienté occidentale à ses frontières occidentales, orientales et méridionales. Cette force est au service de la papauté donc, mais aussi des royautés, une ambigüité qui jouera parfois en faveur de ces ordres comme elle jouera parfois à leur encontre. Les ordres religieux-militaires fleurissent aux frontières de la Chrétienté : en Terre Sainte (Ordre des Templiers, des Hospitaliers, de Saint Lazare), en péninsule ibérique (l’ordre de Calatrava, de Santiago, d’Alcántara et d’Avis), dans la région de la Baltique (l’ordre des porte-glaives, l’ordre de Dobrin et surtout l’ordre des teutoniques). Il s’agit désormais de défense en Terre Sainte, de "reconquête" face aux royaumes almoravides et almohades, et de véritables guerres de conquêtes dans la région Baltique en Prusse, en Livonie et en Pologne.

Réédition du livre Chevaliers du Christ, l’ouvrage est présenté par son auteur comme une synthèse sur un sujet plus vaste et complexe que ce que l’histoire a bien voulu en retenir. Un sujet qu’il était nécessaire de resituer dans son cadre : genèse, formation, diversité des fronts et des situations et développement des divers ordres militaires, déclins et transformations. L’ouvrage traite du phénomène dans le temps long, depuis l’apparition d’un ordre chevaleresque entre l’Antiquité tardive et le Haut Moyen Age (un ordre dont sont issus les ordres religieux militaires, sans se confondre toutefois) au rôle des ordres religieux militaires portugais dans l’expansion outremer. Soumis à une règle religieuse, ces ordres représentent un phénomène sociologique et politique propre à cette période d’extension de la Chrétienté au cours du Moyen Age central, qui la voit affirmer son pouvoir en même temps que coloniser de nouveaux territoires, une période qui voit aussi progressivement l’émergence des futurs Etats d’Europe.

La présence sur le sol européen d’une noblesse armée, qui évolue dans le maillage encore lâche du réseau d’obligation propre au système vassalique et ne répond pas encore aux ordres d’un pouvoir centralisé, amène les autorités chrétiennes à diriger vers les régions de l’Islam cette force guerrière pour mieux la canaliser. Au-delà, un autre enjeu pèse d’un certain poids, la rivalité des puissances marchandes européennes dans le contrôle des routes du commerce.. Les guerres de Dieu permettent d’imposer la paix de Dieu (et les trêves de Dieu). Ainsi s’établit de manière empirique une force d’intervention mobile sur différents fronts, organisée et canalisée par la règle adoptée, essentiellement celle de saint Benoît, précurseur d’une nouvelle forme de religiosité.

Même si les phénomènes d’alliance entre la force liturgique et la force militaire ont existé avant les ordres religieux-militaires médiévaux d’Europe occidentale - la question de l’influence du ribât musulman est traitée ici - et leur ont survécu, il s’agit néanmoins d’un exemple original auquel l’auteur donne toute sa mesure. Ces ordres participent de la dynamique patrimoniale et économique des ordres bénédictins et cisterciens auxquels ils sont d’ailleurs rattachés indirectement, par référence à la règle, voire directement, par affiliation à Cîteaux dans le cas de l’ordre de Calatrava. Ils participent activement à l’élaboration de la société médiévale occidentale, les royautés n’hésitant pas à s’en servir dans leur stratégie territoriale et patrimoniale. Du reste, les ordres tentent eux-mêmes de tirer leur épingle du jeu de ses frontières en formation. Dynamiques patrimoniales, organisation hiérarchique et économique des réseaux de commanderies, règles et chapitres qui régissent leur fonctionnement, participation aux rivalités des princes, voire aux courses et razzias méditerranéennes : l’intérêt de l’ouvrage de Demurger est de resituer l’histoire des ordres religieux-militaires dans leur contexte, son étude offrant un reflet passionnant de l’évolution de la société médiévale.

 

Déclin d’un ordre ou d’une classe sociale ?

 

Au niveau sociologique l’auteur souligne que les ordres militaires recrutaient dans les classes élevées de la société, l’aristocratie, à l’exclusion de la haute aristocratie. Ils fournissent un exemple de catégorie de la population proche du pouvoir dont la position après un moment de gloire, parfois mythifiée, va décliner voire, dans le cas de l’ordre des Templiers, être brutalement réprimé.

Est-ce un hasard si c’est à la royauté française, par l’intermédiaire de Philippe le Bel, qu’il est revenu de décapiter l’Ordre du Temple entre 1307 et 1314, avec une violence et une rapidité telles qu’elles prirent de court des templiers pourtant bien organisés, armées et garants du trésor royal. L’histoire de toutes les nations, mais particulièrement celle de la France, est rythmée par des règlements de comptes violents au sommet du pouvoir. Et si on considère la couronne de France précurseur de l’Etat moderne, l’épisode de l’élimination de l’ordre du Temple et le déclin relatif des autres ordres religieux-militaires, apparaît a posteriori comme participant à une certaine marche de l’histoire. Une des explications avancées pour justifier la chute des templiers, en dehors de leur refus de fusionner avec l’ordre de l’Hôpital, est leur faiblesse face à l’émergence de nouvelles armes : celles du droit et de la théologie, au moment où les ordres mendiants et leur arsenal juridique commencent à s’imposer. Avec le déclin des ordres militaires, assiste-t-on à un changement sociologique plus large dont les ordres religieux n’auraient été que le bras armé opérateur de cette transition ? Ceux qui avaient trouvé un temps l’appui de la papauté et des royautés, ne font désormais plus le poids face aux prérogatives étatiques. Ici on ne peut s’empêcher de rapprocher leur rôle et leur emprunte dans l’inconscient collectif avec celui des tenants de la course et de la piraterie au service des états modernes au 17ème et 18ème siècle. Les ordres religieux militaires ne disparaissent pas pour autant. Leur devenir est propre à chacun, et surtout au contexte politique des royaumes dans lesquels ils sont implantés.

La pertinence de la subsistance d’ordres religieux militaires se posait une fois les royaumes latins du Moyen Orient défaits à la fin du 13ème siècle, la Reconquista et la christianisation des régions baltiques achevées à la fin du 15ème siècle. La Chrétienté était "rentrée" dans ses frontières. Elle allait bientôt en déborder. La puissance des ordres religieux militaires et leur caractère international perdaient leur justification dans une Europe dans laquelle les Etats commençaient leur entreprise de consolidation. D’ailleurs avec la fin des royaumes francs en Terre sainte, c’est aussi tout un monde qui s’estompe progressivement, celui qui avait vu l’ascension de cette classe chevaleresque. L’expression francs, sous ses déclinaisons orientales telles que faranj ou firangi, subsistera en Asie pour désigner l’Européen. Mais les prochaines guerres en dehors des guerres d’Amérique presque deux siècles plus tard, seront entre les héritiers des royaumes de la Chrétienté européenne, s’étalonnant dorénavant à l’intérieur de leurs frontières respectives, certes encore mouvantes, mais ne pouvant pour lors faire l’objet d’appel à croisade.

Il est intéressant de noter à la suite d’Alain Demurger la manière dont les ordres teutoniques, après avoir profité un temps de cette collusion de l’autorité militaire et religieuse et des pouvoirs judiciaire et économique afférant dans une logique autocratique, se fondent complètement dans les divisions nées de la Réforme ou comment les ordres ibériques, une fois nationalisés jouent un rôle moteur dans l’expansion outremer du royaume du Portugal, notamment dans les Indes orientales