Dans son livre Plurivers, Jean-Clet Martin propose une exploration de la pluralité des mondes contemporains, et tente de déconstruire l’idée du monde comme "cosmos", "univers" et nature unique. Cette traversée de régions aussi diverses que les technologies, la ville, et les mondes animaux nous disent l'instabilité du monde et la nécessité pour l'homme de construire - au bord du vide - de nouveaux possibles.

Dans cet essai philosophique et poétique à la fois, Jean-Clet Martin construit un parcours discontinu, fragmenté et fragmentaire, autour d’un "plurivers" dont la pensée contemporaine est invitée (ou appelée) à penser la complexité et la multiplicité. Comme tout événement, le plurivers étonne et surprend, fait vaciller toutes les certitudes et les habitudes acquises. Comme beaucoup de philosophes contemporains (on pourrait citer, entre autres, Jacques Derrida ou Peter Sloterdijk) le sentiment de vivre "la fin du monde" n’est pas interprété ici sur un ton apocalyptique, mais comme la chance (menace et promesse à la fois) d’ouverture sur une pluralité de mondes, habités par des humains et de non humains (environnements naturels, animaux, artefacts) qui devront inventer de nouvelles formes de coexistence. L’idéal de maîtrise qui s’est longtemps traduit dans l’aspiration à unifier le monde, par l’action ou la pensée, est désormais inadéquat pour saisir et accueillir la diversité et la complexité d’un "monde de mondes". L’idée du monde comme cosmos, univers et nature unique n’a d’ailleurs jamais correspondu à aucune réalité, elle a toujours été le fruit d’une construction incessante d’une réalité unique, ronde et bien délimitée, un tissu continu et sans faille, régi par des règles communes à Dieu et à l’entendement des hommes, garanti par les lois de la providence divine et les desseins mystérieux de la création. Mais les sphères et les globes qui assuraient l’unité du réel ont fini désormais par se dissoudre dans l’étrange topologie des écumes chères à Peter Sloterdjik et qui n’assurent plus aucune protection face à l’infini, à la pluralité des mondes, au chaos, à l’hétérogène, au discontinu et au fragmentaire : tous les espaces soigneusement striés et mesurés deviennent lisses, troués, infiniment pliés ou feuilletés. Plurivers se présente comme une traversée de ces nouveaux espaces-temps, une exploration de la multiplicité des mondes contemporains.

Mondes urbains


Les espaces urbains permettent une expérience concrète et directe du plurivers. Dans le chapitre intitulé "Hegel à Manhattan", New York devient l’illustration urbaine de l’univers philosophique de William James, où "ce sont les relations extérieures qui font coexister un univers, les médiations intercalaires qui donnent sa richesse au réel" (p. 19). Espaces à plusieurs vitesses et à plusieurs dimensions, surfaces infiniment pliées et déployées, les villes ne peuvent plus être réduites à aucun plan régulateur et n’admettent que des cartographies mouvantes, sont irréductible à la solidité rassurante du béton et de l’acier, laissent partout apparaître des écrans, des images, des reflets miroitants. Cette dématérialisation des espaces habités est le corrélat d’une dématérialisation ou déconstruction du sujet, que Jean-Clet Martin illustre par la référence à l’aspect "inhumain" de la philosophie de Hume. Comme Deleuze l’a si bien montré en 1953 dans Empirisme et subjectivité et plus tard dans Différence et répétition, la "nature humaine" est chez le philosophe anglais toujours le fruit d’une production et d’une création, contraction d’habitudes, synthèse provisoire de relations : le sujet de la connaissance est l’effet de l’imagination, de la croyance, de l’habitude, de sentiments et de passions, non plus principe d’explication et maître du monde mais mystère à expliquer. Tout comme l’habitant des villes, le sujet de l’empirisme n’est nulle part enraciné une fois pour toutes, propriétaire d’un territoire bien défini, mais toujours en déplacement et mutation.

Mondes animaux

Tout comme le sujet est le fruit d’un noeud de relations et d’associations fragiles entre des éléments disparates, les collectivités politiques qui peuplent le monde résultent d’une collection d’êtres hybrides (hommes, animaux, machines) dans un univers digne des plus beaux films de science-fiction (il est très souvent question de Star Wars dans Plurivers). La philosophie contemporaine interroge donc la frontière de l’humain et le pousse à composer des rapports avec les non humains. Il ne s’agit plus d’opposer une espèce vivante à toutes les autres, mais de produire de nouvelles rencontres entre l’homme, la Terre, l’animal. La réflexion sur les devenirs et le devenir animal développée par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, le questionnement de la condition animale esquissé par Jacques Derrida dans L’animal que donc je suis..., ou les progrès de l’éthologie nous obligent désormais à renoncer à toute théorie exclusive du "propre" de l’humain (qu’on le situe dans la raison, le langage ou la technique), pour accueillir des mondes animaux extrêmement variés avec lesquels nous avons toujours coexisté. Comme Grégoire dans La Métamorphose de Kafka, nous faisons ainsi l’expérience de l’im/monde. Négativement, l’immonde est une situation hybride, toujours travaillée sur les bordures par un vide de sens menaçant mais, plus positivement, l’immonde est aussi l’ouverture sur d’autres sens, d’autres formes d’intuition, d’autres espaces-temps déployés par des mondes animaux dont nous ne pourrons jamais avoir un expérience directe mais qui travaillent et rendent possibles toutes les dimensions non humaines et animales en nous. Plongé dans un monde sans véritables frontières, privé des sphères et des globes qui l’ont par le passé protégé de l’étrange et l’étranger, l’homme contemporain fait l’expérience du monstrueux qui le travaille dès l’origine, d’un monde hybride où il perd tout repère stable. La "monstruosité" est ici définie comme une transgression catégorielle entre les hommes, les animaux, la Terre et les agencements de la technique, comme la nécessité de mettre radicalement en question les frontières nettes et illusoires que des siècles de pensée ont essayé de tracer entre l’homme, les choses de la nature (physis) et les objets fabriqués par l’homme (techné).

Mondes techniques

En même temps qu’elle découvre (ou redécouvre) la richesse et la multiplicité des mondes animaux, l’humanité comprend également qu’elle "se place au seuil d’un plurivers dont les limites et les explorations sont inséparables de la technique" (p. 82). Privé de toute "nature" propre, l’homme n’a pu se constituer qu’à travers une anthropotechnique, à partir d’une réalité qui n’est ni entièrement biologique ni entièrement zoologique. S’il est impossible de tracer avec certitude et précision les lignes de démarcation et les frontières de l’humain, rien ne nous empêche d’imaginer de nouvelles expansions, de nouvelles extensions d’une non-nature humaine déjà en route vers le posthumain : "entre le corps vivant et la machine prothétique, la différence s’estompe et des alliances inédites pourront peupler les univers de la chair comme du métal" (p. 86). Jean-Clet Martin évoque cette "nouvelle alliance" entre les hommes et les machines, le carbone et le silicium, à partir d’une lecture originale du film Blade Runner de Ridley Scott dans le chapitre 7 de l’ouvrage ("L’animal machine").

Les perspectives des "nanomondes" à venir sont interprétées dans le cadre d’une relecture de la Monadologie de Leibniz. Le monde des monades décrit par Leibniz est une grande "machination" dans laquelle chaque monade se comporte comme un petit monde complet, lui-même composé de monades plus fines, où chaque élément contient l’ensemble de l’univers comme un texte entier, une composition polyphonique. Mais Leibniz introduit un garant de l’harmonie nécessaire à son univers, un Dieu qui limite les superpositions et les hybridations. Les nouvelles technologies sont en train de faire sauter progressivement "cet écrou", pour affirmer une puissance de l’aléatoire dans laquelle les frontières de l’humain, de la machine et de l’animal s’estompent. Les nanotechnologies proposent ainsi le programme d’une nouvelle "mécanosphère" qui pourrait intégrer le corps humain dans des circuits techniques, et vice-versa.

Jean-Clet Martin a le mérite de mettre en évidence la mythologie, voire la théologie, qui constituent l’implicite et l’impensé des technosciences (clairement perceptibles, aujourd’hui, dans les versions sectaires du "transhumanisme"). Si les cellules qui nous composent sont issues d’un code et d’un langage particuliers, rien ne nous interdit désormais d’envisager de les réécrire selon de nouveaux assemblages techniques, dans une version moderne de la résurrection : "La science vise le miracle, c’est-à-dire un ordre d’association entre atomes qui n’est plus soumis au texte organisant les éléments de ce monde, à l’harmonie de ses chaînes moléculaires" (p. 130).

Métaphysique(s) du chaos

Les mondes divergents qui s’ouvrent devant nous tracent ainsi des carrefours étranges, un plurivers fait de mondes divergents que Jean-Clet Martin, grand lecteur de Borges et de Deleuze à la fois, pense visiblement selon le modèle du "jardin aux sentiers qui bifurquent", défini par Gilles Deleuze comme un "labyrinthe baroque dont les séries infinies convergent ou divergent, et qui forme une trame de temps embrassant toutes les possibilités"   . Ce qui est mis ainsi en question est l’idée même d’un monde et toutes les règles logiques de cohésion de son organisation, que la philosophie occidentale n’a cessé de formuler à partir de l’Organon d’Aristote et de ses principes directeurs d’identité, de contradiction et de tiers exclus, principes cependant déjà émaillés depuis longtemps par l’œuvre conjointe de Hegel et de Nietzsche.

La "fin du monde" que l’on nous annonce de toutes parts peut être ainsi lue comme le début d’une autre métaphysique, une "métaphysique du chaos" qui serait constituée des paradoxes de Russell et de Borges, des inventions de la littérature et du cinéma de science-fiction, de l’absurdité sans pathos des pièces de Beckett, des perspectives improbables et des points de vue singuliers présents dans les tableaux du peintre De Chirico, de l’empirisme radical invoqué par William James, où l’expérience n’est plus constituée seulement par des choses mais surtout par la compréhension fine des relations multiples dans lesquelles elles entrent et de la complexité des états de conscience qu’elle génère.

Cet itinéraire poétique, esthétique, philosophique et scientifique à travers les "chemins qui bifurquent" qui constituent notre "plurivers" en voie de constitution s’achève ainsi sur une citation des Deux Sources de la morale et de la religion d’Henri Bergson, qui nous rappelle que l’univers engendre lui-même ses légendes et qu’il appartient à l’humanité d’abord de savoir si elle veut continuer à vivre, ensuite de se demander comment préserver "la fonction essentielle de l’univers qui est une machine à faire des Dieux"