La suite des essais d’Arikha est à lire tout autant comme un tableau des grands enjeux de la peinture qu’un autoportrait intellectuel et artistique du peintre.

Avigdor Arikha était peintre. Il était aussi critique d’art. Il est mort le 29 avril 2010 avant d’avoir eu le temps de relire complètement cette nouvelle édition de ses écrits sur l’art préparée et finalisée par Guillaume de Sardes. Les Éditions Hermann la publient dans leur collection “Savoirs arts”. Les nombreux essais théoriques d’Arikha et ses analyses de tableaux rassemblés ici sont marqués par sa propre recherche picturale. Il faut se rappeler qu’après une longue période vouée à l’abstraction dont il a éprouvé les limites, il a cessé de peindre en 1965. Il s’est consacré alors pendant huit ans au dessin. En 1973, il est revenu à une peinture inspirée par le dessin sur le motif.

L’ouvrage se compose de deux parties. D’une part, une série d’études de tableaux ou de monographies de peintres : Matisse, Cézanne, Ingres, Poussin, Vélasquez, Mantegna en particulier ; et, d’autre part, des écrits théoriques. À noter : un chapitre particulièrement intéressant sur “Le dessin d’observation”, ou encore celui sur l’abstraction. Le court chapitre sur “Peinture et regard” donne son titre à l’ensemble. Au fil des trente-quatre essais de longueur et d’intérêt inégaux, Arikha retrace l’histoire du dessin d’observation en Égypte, en Grèce, en Chine et, plus près de nous, du Moyen Âge à Picasso et à Matisse. Il aborde les questions très techniques de la sanguine, du pastel ou encore de l’estampe (par le biais d’œuvres auxquelles il consacre un chapitre comme celui sur les pastels de Degas). Il analyse l’évolution de la peinture au fil des siècles et pose ainsi la question de son statut. De là, des questions clés : pourquoi certains portraits semblent-ils vivants alors que dans bien des cas, ils sont anatomiquement faux ? Est-ce par leur conformité à une règle de proportion comme ce fut le cas sous l’influence de Ghiberti à la Renaissance ? Ou par restitution de l’apparence du modèle, de sa singularité ? L’art est-il illusion de la vie ou abstraction ? Comment se fait, pour le dessinateur et pour le peintre, le passage entre ce que son regard a saisi, ce qui est déjà en lui et le trait ou la couleur à l’instant où il les dépose sur la surface de la toile ? De quoi est-il question pour l’artiste : mimer une ressemblance ou transmuer sa façon de sentir ? In fine, qu’est-ce que peindre ? Est-ce, comme le proposait Platon dans La République “imiter le réel tel qu’il est ou bien imiter l’apparent tel qu’il apparaît” ?

Pour répondre à ces questions, deux axes de lecture. Le premier : les liens entre peinture et image avec une première question : dans quel rapport se trouve le “modèle” ou plus largement le motif par rapport à sa trace sur le tableau ? Ainsi, à Lascaux, il est clair, qu’au fond des grottes, les peintres n’ont pas peint d’après un modèle. Pourtant, on reconnaît sans difficulté un bison, un taureau, un cheval sur la paroi de la grotte. Autrement, au paléolithique, l’enjeu de la peinture intimement liée au sacré, n’était pas de représenter tel homme ou tel animal. Le peintre figurait un type général. Il laissait son empreinte. Il représentait vraisemblablement l’humain confronté à l’animal et aux forces qui le dépassaient, sans souci de la ressemblance. De même, à la Renaissance, Arikha rappelle qu’une longue tradition liée à des contraintes morales et religieuses ou esthétiques a fait que les peintres ont dessiné et peint le corps féminin d’après des modèles masculins. Autrement dit, le modèle n’était pas conforme à la visée du tableau et pourtant les personnages féminins paraissent avoir eu des modèles féminins (ce qui renouvelle le débat sur le sexe de la Joconde). En fait, Arikha le précise, ce qui compte n’est pas tant le modèle lui-même que le contraste entre la structure linéaire ou plus exactement le designo, (ce que les Grecs appelaient eurythmia) et la touche. Autrement dit de façon quelque peu caricaturale, ce qui a opposé Poussin et Rubens. Ou encore les partisans du dessin, les Florentins et ceux de la couleur, les Vénitiens.

Plus près de nous, au XXe siècle, l’abstraction, rejoignant en cela la “théorie idéaliste”, développée à partir de la conception de Platon de la perfectibilité de l’art, ne se réfère plus à un modèle et pense la figuration non plus comme une image mais comme un signe. Le tableau n’est alors plus trace du vécu mais un système de signes où lignes, couleurs et formes interagissent sur la surface de la toile. Dans cette perspective, Kandinsky, rejetant le naturalisme de Manet ou de Degas, affirme sa volonté de faire une peinture métaphysique où règnent l’“Ordre” qui est “harmonie, équilibre et rythme” et qui suppriment toute connotation littéraire, toute anecdote, tout souci de mimesis   . De là, pour Arikha, une critique parfois très polémique des avant-gardes au xxe siècle qui, en oubliant la question de la mimesis, privilégie la peinture pour la peinture et, ce faisant, oublie l’art. Façon aussi, sans doute, de conduire son lecteur à penser par lui-même, par le biais de ses analyses très nombreuses et très approfondies, ce qui est à la source de la peinture.

Second axe de lecture des essais d’Arikha : la question essentielle du regard. Arikha montre, tout d’abord, que la transmutation du regard du peintre à la surface de la toile est influencée par les croyances et les théories propres à son époque, tout autant que par sa propre sensibilité. Par exemple, Poussin, dont Arikha étudie la peinture à partir du très célèbre Enlèvement des Sabines, concevait le voir comme une modalité de la connaissance de l’objet. Le peintre, influencé par les théories esthétiques et philosophiques de l’Antiquité et celles discutées à son époque comme celles d’Alberti, était à la recherche d’un beau idéal, de l’harmonie des parties dans le tableau, de l’équilibre entre le dessin et la couleur. Bref, sa peinture pouvait se lire comme une forme de transposition des trois règles rhétoriques de Cicéron : invention, disposition et élocution. C’est pour cela, en particulier, qu’à l’époque classique, son œuvre était considérée comme un chef-d’œuvre. Rembrandt, quant à lui, a introduit la dimension nouvelle de la sensibilité dans la peinture. Un exemple : son dessin Saskia malade exécuté vers 1642. Plus tard, Ingres a cherché lui aussi, par le filtre de son regard, la vérité du sujet. Selon lui, le peintre se devait de représenter, par l’organisation de ses portraits aussi rigoureuse que celle d’une peinture d’histoire, le vrai sublimé par le beau. Non un beau idéal mais un beau imprégné de sensibilité. Privilégiant la sensualité, il pensait nécessaire, pour cela, de peindre d’après nature (car rien pour lui ne remplaçait l’observation de la nature), condition de la “naïveté” du peintre à entendre dans son sens étymologique de nativus, “ce qui est au commencement, comme une naissance”. Son trait, ses dessins étaient comme trace de la perception aigue de la chose observée. Son art était alors une façon de saisir l’instant de vie et de communiquer une vie à une autre. Plus tard, Giacometti, passionné par la question de la ressemblance, a observé ses modèles, les personnes de son entourage, jusqu’à ne plus les reconnaître parce que son regard sur elles les faisait paraître autres. Il a travaillé aussi d’après mémoire, tout en étant conscient que la mémoire est incapable de restituer la chose vue telle qu’elle a été vue. Cela dit, quelles que soient ses conceptions et les influences qu’il subit, le peintre est celui qui voit, qui observe, qui cherche à entrer dans ce qu’il voit par la force de son regard dont l’intensité conditionne la densité de la forme à venir. Un exemple : quand il peint ou dessine un visage, il lui faut saisir ce qu’il y a d’unique et de vrai (contrairement au mot de Breton qui disait qu’un visage est un visage), ce que les Chinois appelaient le ch’i, le souffle. Pour y parvenir, il se doit d’être comme transparent face à l’objet pour que celui-ci soit en lui comme son image le serait dans un miroir.

Mais la qualité de son regard n’est que peu de chose si sa main n’en est pas le prolongement. Ainsi, l’impression de vie que donnent certains tableaux n’est pas le fruit du hasard mais l’expression de la grande maîtrise technique de l’artiste et son oubli au moment où sa main dessine ou peint, parce qu’à ce moment-là, il est tout entier dans son geste, il ne pense pas. Il ne réfléchit pas. Il sent. C’est à cette condition que la trace laissée par le burin, le crayon ou par le pinceau soit la trace du senti, de l’émotion. Par ailleurs, Arikha traite de la maîtrise technique au sens le plus matériel du terme (choix du crayon, des pinceaux, du support, de la composition des couleurs chaudes ou froides, chez Ingres par exemple.) Il traite également la question du rendu des couleurs de l’objet vu par les couleurs disponibles sur la palette. Matisse y a répondu, dans les gouaches découpées, par la “construction par surfaces colorées”. Dans le dernier essai, “La trace, le trait et le papie r”, court traité sur les outils du peintre et donc sur son geste, Arikha y rappelle les outils utilisés au fil des siècles : le pinceau qui produit la tache et la pointe qui trace un trait dont la spontanéité conditionne l’intensité, comme dans certains dessins de Matisse et de Picasso. Cela rappelle également la puissance du trait dans les grottes de Lascaux ou la capacité du trait à suggérer le vécu, le disegno à entendre comme une “image intérieure”, chez Rubens ou chez Watteau par exemple. La maîtrise technique se fonde également sur les solutions que le peintre met en œuvre pour régler les questions clés de l’espace, de la profondeur du tableau, de l’inscription du motif ou du personnage à sa surface (question toujours d’actualité qui s’est posée de la Renaissance à Cézanne), de la zone frontière entre un visage et le reste de la toile. Arikha analyse les choix techniques de plusieurs peintres. Par exemple, Mantegna (qui a suivi en partie les principes d’Alberti) a combiné différentes solutions pour donner l’illusion de la profondeur dans la peinture de son célèbre Calvaire. Raphael a créé un effet de surprise en peignant Baltasar Castiglione avec ses mains coupées comme limite basse du tableau, dynamisant ainsi toute sa composition. Plus tard, Poussin a conçu la perspective selon des proportions arithmétiques et géométriques. Dans son Autoportrait avec Isabelle Brandt, Rubens s’est placé en position haute par rapport à la jeune femme pour équilibrer son tableau. Vélasquez a choisi de matérialiser la zone frontière entre le visage lui-même et le reste de la toile par la couleur et non par le trait, par des effets de “modulations chromatiques par juxtaposition” très spontanés sans dessin préalable, ce qui était novateur à son époque. Leurs tableaux possèdent ce quelque chose qui attire l’œil de l’observateur, au-delà des qualités formelles nécessaires de l’œuvre. C’est en cela, assurément, qu’ils sont des chefs d’œuvre.

Enfin, au regard du peintre sur le visible répond celui de l’observateur par qui l’œuvre vit aussi. Voir, regarder un tableau, en ami, en prenant son temps, c’est être à même d’en percevoir l’esthétique au service de l’émotion. C’est percevoir la trace du regard entièrement neuf de l’artiste sur le motif. C’est comprendre ce qui fait qu’un tableau est unique. C’est ce qui fait du peintre un artiste et non au mieux, un habile artisan, au pire un faiseur d’images. C’est adopter un point de vue à l’exact opposé de toute idéologie ou de tout diktat théorique. C’est, selon Arikha, le propre, de la modernité. Cela dit, nous ne sommes plus au temps de Poussin où sa peinture était appréciée pour l’élévation de ses sujets bien davantage que pour sa maîtrise de l’art pictural et était d’une peinture à lire plus qu’à observer, contrairement à celle de Caravage. La différence entre les deux peintres pose, au demeurant, le débat toujours ouvert du lien conflictuel entre la peinture et le discours tenu sur elle, à partir d’elle. Il faut rappeler que la peinture a acquis droit de cité au Moyen Âge, eu égard aux conventions religieuses et morales de l’époque, parce qu’elle racontait une histoire qui ne pouvait pas se transmettre autrement (l’imprimerie est une invention relativement tardive) et qu’elle pouvait servir à l’édification du peuple ou pour le moins de ses “regardeurs”. Mais, en dépit de la notion horacienne de l’ut pictura poesis qu’Arikha transpose en ut lingua pictura, même si la peinture et le discours tenu à partir d’elle et sur elle ne sont pas deux territoires totalement étrangers, il n’en reste pas moins, que l’on ne regarde pas un tableau comme on lit un texte. La meilleure critique ne remplacera jamais l’observation attentive et patiente d’un tableau. Le sens du tableau (si tant est qu’il y ait du sens) ne se donne qu’à partir de perceptions, de données visuelles (chromatiques, par exemple), du perçu. Il n’est pas de l’ordre de la raison. L’observateur voit le tableau avec ce qu’il est, ses sensations, ses souvenirs, sa culture. À ce prix, la peinture est contact entre deux émotions.

En conclusion, au fil des pages et des choix d’articles d’Arikha, se dessine une sorte d’autobiographie picturale. Les questions qu’a traitées le peintre d’un point de vue théorique et les peintres choisis révèlent les questions qu’il s’est posées en tant que peintre et qu’il a cherché à résoudre par son art. En son cœur, la question de l’abstraction, de ses réussites et de ses limites et celle du retour à une forme de réalisme, deux manières pour le peintre de décliner la puissance de son regard et de redonner toute sa place au dessin – “une vision active” selon Giacometti – et que lui entend comme “le don de saisir le visible par l’œil et la main”. Par ailleurs, toutes ses analyses sont soutenues par des références multiples et constantes aux théoriciens de l’art, Ghiberti, Vasari, Alberti, Félibien par exemple, aux penseurs et philosophes de Platon et Aristote à Heidegger et aux discours que les peintres eux-mêmes ont tenu sur l’art, Raphaël, Dürer, Ingres, Picasso ou Giacometti entre autres. Ainsi, ce volume des essais, peut intéresser tout amateur d’art et tous ceux qui cherchent à comprendre les évolutions les plus récentes de la peinture pour mieux la voir.

Arikha interroge toujours la peinture de son point de vue de dessinateur et de peintre, bien davantage que de celui du critique d’art, reprochant à l’occasion à ses confrères de manquer de connaissances techniques et de produire un discours qui ne s’attache qu’au contenu et non à la technique picturale, support du regard et de la main du peintre. Son propos se fait aussi souvent très critique voire polémique quand il analyse les avant-gardes qui dérivent vers des “trucs”, des recettes. Il critique également avec vigueur ceux qu’ils appellent “les fonctionnaires” de l’art qui suivent ou prescrivent l’idéologie du jour en tenant compte de la masse plutôt que du singulier. Selon lui, en effet, au nom de la modernité, le jugement esthétique fondé sur l’expérience visuelle disparaît. Le talent semble être un inconvénient. Au-delà de toute dimension critique, le propos d’Arikha est à considérer comme un hommage aux dessinateurs et aux peintres, qui, depuis des siècles, par leur regard sur le visible, sont à même, dans l’espace de la page ou de la toile, d’amplifier l’“infinitésimal”, de rendre sensible le caché, l’inconnu, l’invisible, à entendre comme la vérité du sujet représenté.