"Best of Best", ou une passionnante anthologie prompte à la nostalgie.

C'est un temps que les moins de vingt ans… Un temps où la presse magazine était florissante, où il y avait de la place pour tous les talents, un temps où la presse rock était divisé en deux camps aussi marqués et aussi jaloux de leur identité que, dans un tout autre domaine, Positif et les Cahiers du Cinéma.

On était Best ou Rock & Folk et c'était presque un art de vivre que de lire l'un ou l'autre. Il y avait bien des transfuges, être inconstants à défaut d'être infidèles. A Rock & Folk on cultivait l'envolée lyrique, l'approche baudelairienne du rock faite de correspondances entre l'écriture et le son, l'exercice de style décadent et la volute de hasch. On aimait ce côté "A rebours", où Des Esseintes sirotait les cocktails sonores d'une époque dorée. Vu de Best, le rock, au contraire, s'ancrait dans la vie. Une certaine sécheresse de plume, un ton direct et tout de suite familier pour abolir la distance avec le lecteur semblait être la marque de fabrique de la revue. Plutôt Stendhal que Baudelaire, le style dépouillé était revendiqué fièrement. A Best, on ne cultivait pas les figures de la rhétorique. La critique dégainait vite, flinguait s'il le faut, était laudatrice parfois, avec la réserve qui sied aux plumes rebelles. L'efficacité était première, l'art venait ensuite, et on cultivait une certaine modestie pour laisser la place aux vrais héros qu'étaient les musiciens.

"On ne voulait pas ressembler aux snobinards de Rock & Folk", affirme un des rédacteurs les plus en vue de Best, le verbe une nouvelle fois provocateur. La lutte était bien sûr aussi artificielle et vaine qu'entre Beatles et Rolling Stones. Mais elle rendait les choses bien plus amusantes, et comme leurs illustres modèles, les rédacteurs n'étaient pas dupes. Dans une préface assez éclairante, plusieurs des principaux acteurs de la revue définissent ce que fut son identité et son quotidien en rappelant qu'à un moment donné, Best fut à son tour seul sur le marché avant que Rock & Folk ne renaisse de ses cendres, portant un flambeau dont la flamme était devenue bien fragile au regard de la faiblesse des moyens matériels. Le quotidien à Best fut toujours sur la corde raide, un fil dressé sur l'abîme du dépôt de bilan.

La presse rock consistait aussi à apprendre le matin que son patron avait joué le journal au Poker la veille. Des grands noms de la presse rock en France, de ceux qui ont bercé notre adolescence en nous expliquant les choses essentielles de la vie comme le reggae ou le punk, beaucoup ont marqué l'histoire de Best, ont fait vivre cette revue, lui ont insufflé leur passion, leur savoir, leur énergie surtout. On retrouve leurs signatures dans cet album qui saura plaire à tous les nostalgiques, à tous les amoureux des musiques plus ou moins actuelles et à tous ceux, surtout, qui considèrent que l'écriture rock est le dernier refuge du style dans une presse qui s'est aseptisée sous les standards de la reproduction scolaire et de l'uniformisation de la pensée. Cet album leur donnera une nouvelle fois raison.

Tous ceux là pourront, en feuilletant ce gros recueil illustré, se replonger dans des images et retrouver des signatures devenues légendaires, en lisant les articles d'époque. On retrouve une nostalgie de cet optimisme qui laissait croire aux jeunes gens que parmi ces derniers, il y a les interviews de Sacha Reins, à la fois incisif et attentif, il y avait aussi l'ironie acide de Michel Embareck, ou encore la connaissance du reggae de Bruno Blum grâce auquel Best fut le magazine numéro un dans ce domaine, voire le seul à pouvoir explorer les arcanes des musiques jamaïcaines. C'était dans Best et nulle part ailleurs que l'on obtenait les informations les plus pointues et que l'on apprit à découvrir Prince Far I, Bob Ellis. C'était dans Best également que Patrick Eudeline chroniquait la transition des mods aux punks, des chroniques consacrées aux Lambrettas et aux Small Faces vers l'aventure Asphalt Jungle. On couvrit les débuts du punk et le Bowie installé à Berlin.

Que trouvera-t-on dans ce premier volume censé en annoncer d'autres pour compléter l'historique définitif et entonner le requiem final ? Parmi les articles les plus mémorables on compulsera avec délectation une célébration du méconnu Alvin Lee, un des guitaristes les plus fascinants de sa génération, qui compensait un registre dévolu à la célébration sous acide du rockabilly par un jeu épileptique dont le live in Woodstock porte encore le témoignage. Avec Alvin Lee, le rock le plus traditionnel prenait des allures de vaste mantra-blues cosmique défiant par une accélération constante les lois de la gravité sonore. Autre guitariste plus contesté, célébré dans une longue étude, Johnny Winter. Oui, malgré son look improbable qui l'a sans doute desservi dans un univers parfois superficiel, le présent album nous permet de rappeler que l'albinos était non seulement un grand guitariste mais un artiste sensible, inventeur de blues qui résonne comme des chants ancestraux d'esclaves. Plus loin, une interview croisée avec Rock et Folk (on francisait à l’époque !) de Neil Young, interview où le Loner aime vraiment tout le monde, des Rolling Stones à Lynyrd Skynyrd qui viennent pourtant de l'insulter copieusement dans Sweet Home Alabama. On trouvera aussi des évocations mémorables d'albums qui ne le sont pas moins sous forme de vignettes critiques, histoire de rappeler que le journal savait avoir du flair et du goût. On relira donc avec un plaisir non dissimulé la réception enthousiaste d'albums comme Handsworth Revolution de Steel Pulse, l'ironie approbatrice de la chronique consacrée au premier Dire Straits par Bruno Blum, les premiers pas d'AC/DC suivis des derniers feux du post-punk, Wire, Magazine, Pere Ubu et les Talking Heads tous loués et tous débutants.

Certes l'album Best of Best n'est pas un essai ou une réflexion sur le journal au sens strict du terme, ni un historique. Peut-être ces éléments manquent-ils car ils permettraient au lecteur de prendre parfois du recul sur le choc des photos et le poids des mots qui se succèdent dans une présentation graphique très rock n'roll, très visuelle. On regrettera certes le noir et blanc qui rend les photos plus sombres qu'elles ne devraient être et parfois les reproductions peu nettes. Des sortes de pauses, de regards critiques sur l'époque auraient été bienvenues et on peut regretter que le projet éditorial ne soit pas plus marqué, que l'ouvrage se contente de compiler des articles sans restituer le contexte dans une vision plus contemporaine. Le deuxième tome pourra sans doute remédier à ce défaut, à condition que celui-ci trouve son public… ce que l'on souhaite vivement.

Car au final, que célèbre cet album ? Non seulement une époque mais aussi un art journalistique perdu, une croyance selon laquelle écrire un article de rock devait se faire avec le sérieux et la passion que d'autres mettaient dans la littérature ou la poésie. Le journalisme exigeant, c'est aussi le sujet de cet album que tous les anciens lecteurs de Best mais aussi les esthètes peuvent acheter pour retrouver ce que c'est que d'avoir du style