Quelle mesure phare, la gauche doit-elle défendre en 2012 ? Le lecteur sera certainement surpris si on lui répond : sauver l’Université. Tant d’autres problèmes semblent plus pressants et importants : sortir du chômage chronique, lutter contre le paupérisme qui s’installe, réformer l’impôt, réfléchir au statut du nucléaire etc. Mais en amont de tous ces problèmes, ne trouve-t-on pas la question de la place et de la formation de nos élites, et celle de l’espace accordé au débat d’idées et à la réflexivité démocratique ? Or ces questions renvoient à celle du sort qui est fait en France à l’Université. 

 

Tout le monde sait que le sort des nations dépend au premier chef de la qualité de leur enseignement supérieur et de leur recherche. La France qui a longtemps été dans le peloton de tête en ce domaine et qui jouit encore d’un patrimoine littéraire, philosophique et scientifique important devrait pouvoir en tirer profit. Or il n’en est rien, parce qu’en France, à la différence de tous les autres pays, l’enseignement supérieur se développe de plus en plus en dehors de l’Université, voire contre elle. On ne saurait imaginer logique plus auto-destructrice.   

 

L’augmentation du temps consacré à la formation dans la vie d’un homme ou d’une femme est une tendance forte à l’échelle internationale et sur longue période. Les "lettrés", qui ne constituèrent jamais qu’une fraction extrêmement réduite de la population, et ce dans les seules sociétés connaissant l’écriture, ont vu leur nombre s’accroître régulièrement avec les révolutions agricoles,  puis industrielles et post-industrielles, qui ont progressivement libéré une part croissante de la population du travail des champs, et les révolutions politiques qui ont introduit les formes modernes de la démocratie. En France, cette histoire s’est traduite par les grandes lois scolaires qui ont marqué le XIXe siècle, de la loi Guizot de 1833 aux lois Ferry de 1881-82. Progressivement, cette logique d’expansion éducative, qui peut se mesurer par le temps moyen passé en formation initiale, s’est étendue de l’enseignement primaire, vers l’enseignement secondaire, et de l’enseignement secondaire vers l’enseignement supérieur.

 

On ne peut que se réjouir de cette tendance, malgré les problèmes qu’elle pose inéluctablement. La tendance à l’allongement des études témoigne des exigences sociales croissantes, en termes de compétence des personnes, tant dans le cadre de l’activité productive, que dans celui de la vie sociale et même de la participation à la vie démocratique. En ce sens, les crises scolaires récurrentes que nous avons vécues, et pas seulement en France, et la présente crise universitaire, qui par certains côtés présente un caractère mondial, doivent être considérées comme des "crises de croissance".  Tentons donc de porter un regard lucide sur la situation présente de l’enseignement supérieur en France, à certains égards très inquiétante, et de mettre en cause les erreurs faites dans la politique menée en la matière, erreurs qui, pour certaines, sont très anciennes.

 

- La première erreur a consisté à raisonner en matière d’enseignement supérieur dans une logique de poursuite de l’enseignement secondaire, sans prendre en considération que l’on s’adressait là à de jeunes adultes. On a ainsi contribué à retarder l’âge de la majorité sociale, favorisé le développement d’un secteur d’emplois précaires destinés aux jeunes, et négligé la formation supérieure continue et l’accueil à l’université de personnes de tous âges. On a, en somme, confondu politique de la jeunesse et politique de l’enseignement supérieur.

 

- La seconde erreur, bien ancrée dans la tradition française, a consisté à systématiquement contourner l’université, largement ignorée depuis longtemps des élites qui ne l’ont pas fréquentée, et mal-aimée des politiques qui y ont vu un foyer d’agitation, dont l’acmé fut le mouvement de 1968. On a ainsi favorisé un dualisme de l’enseignement supérieur, sans équivalent dans le monde, qui oppose les "écoles", censées fournir des compétences immédiatement monnayables sur le marché du travail et une université, qui, hors les secteurs médecine-pharmacie et, dans une moindre mesure, droit, est devenue, dans la représentation commune en tous cas, une solution d’attente ou un choix par défaut.  

 

-  Cette seconde erreur a eu des effets catastrophiques dans un contexte, ici typiquement français aussi, et, que l’on ne peut expliquer que par une histoire qui remonte au début du XXe siècle et à la création de l’Université impériale, qui consiste à ce que le diplôme de fin d’études secondaires (le baccalauréat) soit aussi juridiquement le premier diplôme universitaire et que, par ce fait, il donne un accès de droit à l’ensemble des études universitaires, mais pas, à l’ensemble des études supérieures, pas même celles qui relèvent administrativement de l’enseignement secondaire : classes préparatoires aux grandes écoles et sections de techniciens supérieurs ! On a ainsi fait de l’Université la "voiture-balai" de l’enseignement supérieur, chargée d’accueillir la population qui n’avait pas trouvé de place ailleurs, alors même que l’on continuait à compter sur elle pour le développement de la connaissance et la formation doctorale (dont elle conserve, théoriquement, l’exclusivité).

 

Ces erreurs graves de la politique universitaire menée depuis quarante ans sont restées toutefois longtemps négligées, quand elles n’étaient pas carrément ignorées. Il y avait en effet d’autres priorités politiques, à commencer par le chômage massif des jeunes depuis le ralentissement de la croissance à la fin des années 1970. Dans ce contexte, l’Université constituait en effet un instrument assez peu coûteux de la régulation de la phase de transition de la jeunesse vers la vie active.  D’autre part, au sein des universités, la question était masquée par la croissance exponentielle des effectifs qui, si elle créait d’indiscutables problèmes matériels, favorisait aussi une dynamique endogène du système : parmi les nombreux étudiants qui entraient à l’université, si certains n’étaient pas "au niveau", il en était aussi de grande valeur ; par ailleurs, même si ce n’était pas au rythme de la croissance des effectifs, on créait des postes, ce qui favorisait les carrières : promotion des anciens, recrutement des plus jeunes parmi les bons étudiants qui avaient mené leur formation jusqu’à la thèse.

 

La crise, qui s’est manifestée par le grand mouvement social de 2009, mouvement, on ne l’a pas assez dit, unique dans l’histoire, car il constitua la première révolte professionnelle des universitaires (quand tous les mouvements depuis 1968 avaient été ceux des étudiants), s’explique paradoxalement par le contexte nouveau qui résulte de l’arrêt de la croissance des effectifs. En effet, au milieu des années 1990, les flux de sorties du baccalauréat se stabilisent, du fait du tassement démographique global, d’une part, de l’arrêt (peut-être provisoire) du pourcentage d’une classe d’âge atteignant le baccalauréat. Dès lors, comme l’enseignement supérieur non-universitaire (classes préparatoires, STS, IUT, écoles de tous types)  poursuit sa croissance, les effectifs d’étudiants universitaires s’écroulent, hors le secteur médecine-pharmacie, et, dans une moindre mesure, le droit.

 

La chute des effectifs est parallèle dans les sciences et dans les lettres. C’est la notion même d’études fondamentales qui perd ainsi son sens, au profit d’un enseignement  non-universitaire à visée professionnelle de très court terme, assuré le plus souvent par des opérateurs privés. Car il faut bien comprendre que cette logique de fuite de l’Université se traduit aussi par une privatisation rampante de l’enseignement supérieur. Selon une étude de panel, menée par le service statistique du Ministère de l’éducation nationale, le pourcentage de bacheliers entrant à l’Université (hors médecine-pharmacie) l’année qui suit l’obtention de leur diplôme est passée, entre 1996 et 2008, de 36 à 24 % ; dans le même temps, le pourcentage de ceux qui, dès le baccalauréat, sont entrés dans des formations supérieures privées ne délivrant pas de titres publics est passé de 7 à 14 % . De plus, ces étudiants inscrits dès l’année qui suit le baccalauréat dans ces formations privées non-diplômantes, il faudrait ajouter ceux entrés dans des STS relevant d’établissements privés, mais aussi tous ceux qui, désireux de poursuivre des études de médecine, sont incités aussi à s’inscrire dans une formation privée parallèle à l’Université pour préparer ce qui est devenu, de fait, un concours d’accès à la deuxième année d’études de médecine.    

 

Le dualisme de l’enseignement supérieur français entre un secteur non-autorisé à sélectionner son public à l’entrée en formation avant le niveau Bac + 5 (master 2) : soit l’université, hors secteur médecine-pharmacie, et un secteur autorisé à le faire : toutes les autres formations, entraîne alors une logique de décrédibilisation croissante des études universitaires, pourtant in fine les plus exigeantes, tout autre cursus apparaissant plus "porteur" en termes de reconnaissance sociale et d’insertion professionnelle. Au nom de la défense des "grandes écoles", pensées par certains comme un patrimoine précieux pour la formation de l’élite française, c’est en fait toutes les formations extra-universitaires que l’on favorise au détriment de l’Université, dans un processus d’extension en tâche d’huile, les "moyennes écoles" s’abritant derrière les "grandes" et les "petites" derrière les "moyennes"… Cette logique, si l’on ne parvient pas à l’enrayer, va inéluctablement conduire à un quadruple désastre, scientifique et culturel, social, économique et, en définitive, politique :

- Scientifiquement et culturellement, ce sont toutes les formations fondamentales qui se trouvent ainsi condamnées au profit d’une conception étroite de la professionnalisation, comme l’a fort bien montré la figure de la Princesse de Clèves, le roman de Madame de La Fayette, devenu l’icône du mouvement de 2009 à la suite des railleries de Nicolas Sarkozy, qui s’étonnait qu’on puisse le faire étudier.

--             Socialement, on favorise ainsi la privatisation de l’enseignement supérieur, laquelle est d’ores-et-déjà beaucoup plus avancée qu’on ne le croit. Un tabou, peut-être fondé, pèse sur l’idée d’une augmentation des droits d’inscription à l’Université, mais on laisse prospérer un secteur entièrement privé, qui ponctionne parfois sévèrement même des familles très modestes.

-- Economiquement, la politique, si politique il y a, ce qui n’est pas sûr, est à courte vue. D’une part, l’on ne sait pas si cet enseignement supérieur privé est véritablement économiquement viable à terme, et cela parce qu’il fonctionne pour une large part comme un parasite de l’université, en ne payant que peu de salariés à temps plein et en faisant travailler sous un régime de vacation des doctorants, des docteurs sans emploi, voire des universitaires à la recherche de rémunérations complémentaires. La paupérisation de l’Université (baisse du nombre de bourses doctorales, d’emploi pour les docteurs, baisse relative du salaire des universitaires) participe donc aussi du développement du secteur qui la concurrence. D’autre part et plus profondément, on ne saurait développer la "société de la connaissance" sur la négation des valeurs de la culture et de la science. Tant en termes de recherche que de formation, l’Université travaille sur le long terme et doit pour cela être protégée de la logique de rentabilité immédiate.

- Politiquement enfin, la destruction, si ce n’est programmée, tout au moins de fait à l’œuvre de l’Université, constitue un recul démocratique sans précédent. Toute société a besoin d’espaces intellectuels un peu protégés de l’agitation de court terme.

Le "corporatisme", souvent décrié à raison, chez les universitaires comme ailleurs, constitue aussi une nécessité pour que se développe la réflexion libre. Peut-être les universitaires français ont-ils parfois abusé de cette liberté. Mais il ne faut pas se leurrer, le remède sera pire que le mal si on confie au seul marché le soin de réguler l’espace de la science et de la culture. Le mouvement des universitaires de 2009 intéressa peu l’opinion, peu sensible à la dégradation de leur situation matérielle et symbolique,  et  qui y vit une révolte de privilégiés qui, même "en grève", continuaient à toucher leur salaire. Mais, derrière les excès rhétoriques de certains universitaires et le corporatisme de la profession (pas différente d’une autre à cet égard), il ne faut pas perdre de vue ce que représente l’idée même d’Université en termes de valeurs fondamentales dans une société démocratique. Les régimes autoritaires se sont toujours attaqués aux universités et aux universitaires et ce n’est pas là un hasard. Aujourd’hui, en France, l’attaque est plus insidieuse et prend appui sur la logique du marché et sur la "tyrannie des petites décisions", celles de tous les étudiants et de leurs familles qui fuient l’université pour se garantir l’accès à l’emploi. Il est donc grand temps de mettre un terme au processus de décomposition actuellement en cours. La défense de l’Université n’est pas simplement un objectif sectoriel. C’est bien un "choix de civilisation". Sans revenir ici au détail des mesures nécessaires, rappelons-en seulement les grands axes :

- dissocier politique de la jeunesse et politique universitaire ;

- mettre en place un cadre public de régulation de l’ensemble de l’enseignement supérieur, public et privé ;

- sans renoncer au droit de tout bachelier à entrer dans l’enseignement supérieur, donner à l’Université les mêmes droits qu’aux autres formations en termes de choix du public à l’entrée ;

- refaire ainsi de l’Université le pôle de référence en termes de production, conservation et transmission du savoir.

 

Ce texte a été co-écrit par François Vatin professeur de sociologie à Paris X, Olivier Beaud professeur en droit public à l'université Panthéon-Assas (Paris II)  et Alain Caillé professeur de sociologie à Paris X.