"Mais qu’est donc devenu le Tanganyika ?" nous invite à une promenade dans des lieux oubliés du monde, dont le nom n’apparaît plus que sur les anciens atlas. L’histoire de quelques quarante noms de lieux est racontée. L’ambition n'est toutefois pas géographique, mais celle d’une rêverie librement assumée.
 

 

Mais qu’est donc devenu le Tanganyika ? est un livre pour rêveur. Les lecteurs pressés sont priés de passer leur chemin et d’aller droit à leur but : ce “petit manuel de géographie nostalgique” est destiné à ceux qui ont (encore) du temps à perdre… pour leur plus grand profit ! On y cultive l’art du détour.

Qui ne s’est jamais perdu dans les pages de son atlas, entre Sanaa et Aden, ou au large des îles Andaman, détourné de l’objectif initial de sa recherche par des noms aux consonances exotiques ne peut comprendre les flâneries d’Harry Campbell. Les toponymes ont un fort pouvoir évocateur pour qui se laisse prendre par leur poésie. Un atlas est une invitation au voyage, à peu de frais. Marcel Proust n’y était pas insensible : “Les noms présentent des villes […] une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l’église, les passants” (Du côté de chez SwannNom de pays : le nom). Harry Campbell nous propose de poursuivre plus loin ce voyage imaginaire en racontant l’histoire de quelques lieux dont les noms ont aujourd’hui disparu. C’est donc une lecture particulière, et forcément subjective, qui nous est proposée. On peut choisir de suivre l’auteur pas à pas ou de loin en loin, selon que l’on lit l’ouvrage du début à la fin ou en le feuilletant, s’arrêtant à tel chapitre au gré de ses envies. Les vrais flâneurs préféreront sans doute la deuxième solution.

Une quarantaine de lieux sont choisis à partir de leur nom aujourd’hui disparu. C’est donc le vieux globe familial que l’auteur fait tourner et arrête au gré de ses envies, parce qu’un nom est pour lui évocateur, en pointant du doigt tel lieu de la planète. Pour chacun de ces lieux, l’histoire de son nom ou les événements qui s’y sont déroulés sont exposés en moins d’une dizaine de pages. Au passage, les enjeux de la toponomastique sont relevés. Ainsi, les changements de noms de villes en Inde (Madras/Chennai, Bombay/Mumbai, Calcutta/Kolkatta…) sont le signe d’une lutte d’influence entre Hindous et Musulmans. Mais dans la plupart des chapitres, ce sont les anecdotes historiques qui sont privilégiées plutôt que la géopolitique locale.

Qui connaît encore aujourd’hui l’histoire du Moresnet neutre ? Ce micro-État se trouvait au cœur de l’Europe, à la frontière entre la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne. En 1815, au Congrès de Vienne, les Pays-Bas et la Prusse ne parviennent pas à s’entendre sur le sort de ce territoire de quatre kilomètres carrés : son sous-sol regorge de calamine, une matière première indispensable à la fabrication de zinc. La commune de Moresnet va rester une entité sans État jusqu’au traité de Versailles en 1919, quand elle sera attribuée à la Belgique. Cela ne fut pas sans avantages : absence d’impôt, économie fondée sur les jeux de hasard interdits dans les pays voisins, et surtout absence de conscription en 1870.

L’histoire de l’Heligoland est une des plus touchantes. Située à quatre-vingts kilomètres au large de l’Allemagne en mer du Nord, cette île est sous domination britannique depuis 1815. La reine Victoria l’échange à l’Allemagne contre Zanzibar, dans l’océan Indien. Sa position stratégique en fait le lieu de la première bataille navale de la Première Guerre mondiale. Elle subit un bombardement massif en 1945. En 1947, les vainqueurs de la guerre décident de rayer l’île de la carte, au sens propre : des stocks d’explosif inutilisés pendant la guerre sont placés sur l’île, générant la plus importante explosion conventionnelle de l’histoire. Il ne reste aujourd’hui d’Heligoland plus qu’une silhouette décharnée que croisent les porte-conteneurs au large de la mer du Nord.

Ce livre fourmille d’anecdotes amusantes. Ainsi, la frontière entre la Tanzanie, sous domination allemande, et le Kenya, sous domination britannique, est rectiligne, sauf en un point où elle fait un crochet au nord du Kilimandjaro, plaçant de fait le plus haut sommet africain en territoire tanzanien. Il s’agirait en fait d’une concession de la reine Victoria au Kaiser allemand jaloux qui s’était plaint de ne posséder qu’un sommet africain, tandis que l’Angleterre en possédait deux ! Mais le caractère foisonnant de l’ouvrage est aussi un défaut. En passant d’une région à l’autre du monde sans fil conducteur, on finit par se lasser. “Petit manuel de géographie nostalgique” : le sous-titre est particulièrement mal choisi. En aucun cas il ne s’agit d’un manuel ; il n’y a pas ici d’analyse problématique mais une accumulation de détails et d’exemples rarement mis en perspective. Il n’y a pas non plus de trace de raisonnement géographique dans cette revue de noms de lieux. Seul l’adjectif “nostalgique” est à prendre au sérieux : il s’agit bien de se laisser guider dans une flânerie toponymique. On ne doit donc pas se tromper de public : cet ouvrage est plus destiné à des curieux (et la curiosité n’est pas un vilain défaut !) qu’à des lecteurs avides de savoirs géographiques.

Cela pourrait ne pas être un problème si deux écueils majeurs étaient évités. D’abord, le style est écorché par des formules dont on ne sait pas si elles sont des traits ironiques ou des maladresses de traduction (des traces d’humour britannique qui ne “passent pas” en français ?). Plus grave, le propos se présente comme scientifique alors que de graves erreurs s’y glissent parfois. L’affirmation selon laquelle “l’Afrique de l’Ouest avait déjà été explorée d’un bout à l’autre et était colonisée depuis le XVe siècle”   est un anachronisme de quatre siècles. On peut donc se laisser séduire par Mais qu’est donc devenu le Tanganyaka ? Il ne faut toutefois pas prendre cet ouvrage pour autre chose que ce qu’il est simplement : une invitation à la rêverie géographique