Le 13 octobre 2010, New Delhi tentait un geste timide : il nomma un “comité” qui était composé de trois “interlocuteurs” à l’éminence incontestable : l’académicienne et Professeure Radha Kumar dirigeait le Nelson Mandela Centre for Peace and Conflict Resolution à l’université Jamia Milia Islamia de New Delhi ; elle s’était notamment penchée sur le conflit du Cachemire, publiant en 2006 un rapport intitulé Frameworks for a Kashmir settlement. Le deuxième médiateur, le Professeur M.M. Ansari, occupait depuis 2006 le poste d’Information Commissionner à la Central Information Commission   . Il était ainsi l’auteur de nombreux avis qui répondaient à l’application de la Right to Information (RTI) Act   . Cet économiste de formation s’était également penché sur la définition de mesures en faveur des défavorisés. Quant au journaliste Dileep Padgaonkar, il avait commencé sa carrière à l’âge de dix-huit ; renonçant à son poste d’éditeur du quotidien The Times of India en 1994, il y était revenu, jouissant de la fonction d’éditeur-consultant   jusqu’en 2009.

 

La population de la Vallée du Cachemire exprima sa déception : les interlocuteurs ne jouissaient d’aucune représentativité politique. Au demeurant, les Cachemiris ne parurent guère s’émouvoir de la présence d’un musulman au sein du comité. La communauté musulmane du reste de l’Union indienne ne partageait pas leurs préoccupations ; et peut-être leur faisait-elle grief du combat qu’ils avaient engagé à la fin des années 1980, car ils avaient contribué à sa fragilisation, alors même que les nationalistes hindous   se livraient déjà à une inquiétante propagande. Au demeurant, Ansari n’avait - contrairement à Kumar et Padgaonkar - aucune connaissance particulière du Cachemire.

Usant du seul vocable - anglais - de panel (groupe ou comité), le gouvernement du Premier ministre Manmohan Singh soulignait-il qu’il ne voulait d’aucune dénomination officielle ? Cherchait-il à montrer qu’il entamait à son tour une démarche novatrice qui ne permettrait pas la définition immédiate d’une solution, tandis que le comité indiquait rapidement qu’il présenterait ses conclusions dans un délai d’une année ? Le gouvernement de l’Alliance Unie pour le Progrès (United Progressive Alliance, UPA) se voulait sans doute d’autant plus prudent qu’il s’attachait à user de l’image salvatrice dont il s’était paré au lendemain des élections générales de 2004. L’UPA avait ainsi été formée, afin de faire échec à tout retour des nationalistes hindous, alors membres de l’Alliance Démocratique Nationale (National Democratic Alliance - NDA)   , dont le dramatique épisode du Gujerat avait terni le mandat national (mars 1998-mai 2004)   .

 

A l’annonce de la nomination des trois interlocuteurs, le 13 octobre 2010, les observateurs songèrent aux efforts qu’avait tentés le Premier ministre Atal Behari Vajpayee, lui-même président de la NDA. Dans une démarche en trois volets, le représentant du Bharatiya Janata Party, principale composante de la coalition gouvernementale, avait tout d’abord nommé - au mois d’avril 2001 - le vice-président de la Commission du Plan Krishna Chandra Pant envoyé spécial. En juillet 2002, il avait chargé le Secrétaire Général du BJP Arun Jaitley d’initier un dialogue quant à une possible décentralisation, le Centre (New Delhi) se défaisant de prérogatives administratives et financières. Demeurait une gageure que les autorités centrales n’avaient jamais osé aborder de front : celle de favoriser, par un processus de décentralisation, une meilleure harmonie au sein du Jammu et Cachemire. Les régions de Jammu et du Ladakh contestaient, en effet, la prééminence dont la Vallée du Cachemire jouissait. Aussi le thème de la trifurcation séduisait-il : celle-ci permettrait, arguaient ses partisans, l’octroi du statut de territoire au Ladakh (et non d’Etat, ce qui laissait peut-être entendre que la fidélité des Ladakhis à la patrie était sujette à caution, à moins que la position stratégique de cette région n’expliqua une proposition modérée qui supposait une administration centrale directe), tandis que le Cachemire et le Jammu   se constitueraient, chacun, en Etats au sein de la fédération. De toute évidence, la Vallée n’adhérait pas à un tel schéma : dans une résolution adoptée en juin 2000, l’Assemblée législative au sein de laquelle le Cachemire - en dépit d’un équilibre démographique favorable à Jammu - disposait de la majorité des sièges avait réclamé un retour au statut qui préexistait à la promulgation de l’Accord de 1953  

Par ailleurs Vajpayee aurait, en août 2002, encouragé la formation d’un Kashmir Committee qui empruntait son nom au Comité du Cachemire que le Pakistan avait convoqué peu auparavant. Le Kashmir Committee indien, d’initiative citoyenne   , entendait - sous la présidence de l’ancien ministre Ram Jethlamani   - se pencher sur la problématique de la résolution du conflit. Au lendemain de la formation d’un gouvernement de coalition unissant le People’s Democratic Party (PDP) au Congrès le 2 novembre 2002, Mufti   Mohammed Sayeed, nouveau Chief Minister du Jammu et Cachemire, avait demandé le départ de Pant car il estimait inappropriés les liens que celui-ci s’était attaché à nouer avec divers courants ; il faisait probablement référence au mouvement séparatiste. Narendra Nath Vohra avait succédé à Pant le 5 mars 2003. Au mois d’octobre suivant, Mufti, louant le travail que l’envoyé du Centre avait accompli, avait demandé l’élargissement du dialogue par la nomination d’un émissaire spécial chargé de s’entretenir avec ceux qui le souhaitaient.. Le Chief Minister visait implicitement le modéré le Maulana Mohammad Abbas Ansari, alors que la rupture au sein de l’All-Parties Hurriyat Conference (APHC, Conférence des Partis pour la Liberté) semblait inévitable.

 

L’Inde des nationalistes hindoues avait-elle choisi une démarche qui était prématurée ? Ou avait-elle voulu convaincre les électeurs cachemiris de se rendre aux urnes   , tandis qu’elle proclamait que le Jammu et Cachemire n’avait jusqu’alors connu qu’une seule consultation libre (celle de 1977   qui avait permis le retour du Sheikh   Mohammed Abdullah) ? Jaitley avait souligné qu’il ne serait en mesure de répondre à son mandat qu’à l’issue de la consultation électorale, mais le Centre y avait mis un terme peu après. Pant, quant à lui, avait indiqué qu’il n’entendait pas limiter le dialogue aux composantes de l’All-Parties Hurriyat Conference (APHC, Conférence de tous les partis pour la liberté). Il avait espéré y associer l’ensemble des partis politiques, les organisations non-gouvernementales, les syndicats ainsi que les associations laïques ou religieuses de citoyens des trois provinces de l’Etat. Les séparatistes cachemiris, sans l’avouer, n’avaient pas été insensibles à un tel message. Mais l’heure n’était pas à l’inquiétude : la société cachemirie apparaissait encore soudée face à l’occupant indien. Toutefois des voix avaient - à juste titre - souligné que la méthodologie ainsi définie plaçait les séparatistes modérés dans une position périlleuse : le Pakistan n’était pas associé au processus ; les groupes militants frapperaient-ils ceux qui se risqueraient à manifester leur intérêt ?    

Le gouvernement de l’UPA à dominance congressiste avait-il préféré revenir à la stratégie qui avait longtemps été celle de l’Inde   , estimant que seul un dialogue indo-pakistanais résoudrait l’imbroglio cachemiri ? En tout état de cause, il avait implicitement mis fin à la mission de Vohra, le nommant Gouverneur du Jammu et Cachemire au début de juin 2008   .

Signe d’une nation indienne qui avait foi en l’avenir, tandis que sa classe politique osait désormais afficher sa division, ne craignant plus d’aborder publiquement un litige qui avait longtemps relevé d’un thème sacro-saint, celui de sécurité nationale ? Le 20 septembre 2010, une délégation composée de 39 parlementaires, membres du Lok Sabha et du Rajya Sabha   avait, pour la première fois depuis vingt ans, effectué une visite officielle. Le Parti communiste indien (marxiste) - CPI(M), Communist Party of India (Marxist)   - avait souligné qu’il avait eu l’initiative d’une telle démarche, et il est vrai que Sitaram Yechury avait su - comme à l’accoutumée - retenir l’attention des médias. Le ministre de l’intérieur P. Chidambaram avait présidé à la délégation qui se voulait représentative de l’ensemble des courants politiques qui rythmaient la scène politique nationale. 

Un désaccord était rapidement survenu. Yechury avait indiqué que les membres de la délégation avaient consenti à s’entretenir avec Syed Ali Shah Geelani, le Mirwaiz Umar Faooq et Mohammed Yasin Malik qui dirigeaient respectivement le Tehrik-e Hurriyat Jammu Kashmir (Mouvement pour la liberté du Jammu et Cachemire), l’APHC (M)   et le Front de Libération du Jammu et Cachemire (Jammu and Kashmir Liberation Front, JKLF). Nombre de parlementaires s’étaient cependant rétractés à leur arrivée à Srinagar. Tandis que Yechury avait insisté sur un nécessaire dialogue qui seul permettrait le retour à la normale dans la Vallée, Sushma Swaraj - leader de l’opposition, elle-même membre d’un BJP qui continuait de présider à la NDA - avait pour sa part souligné que la délégation ne disposait d’aucun mandat ; certains membres de la délégation, en ayant exprimé le désir, avaient - ajoutait-elle - décidé de leur propre chef d’aller à la rencontre de séparatistes. 

 

Seuls Yechury, Asaduddin Owaisi (All-India Majlis-e-Ittehadul Muslimeen, AIMIM - Conseil des Musulmans Indiens Unis), T.R. Baalu (Dravida Munnettra Kazhagam - DMK, Fédération Dravidienne pour le Progrès), Ratan Singh Ajnala (Akali Dal ou Shiromani Akali Dal - Parti Suprême Divin) et Nama Nageswara Rao (Telugu Desam Party, TDP - Parti du Peuple Télégu) s’étaient rendus à la résidence d’Hyderpora d’un Geelani que l’Inde avait espéré définitivement isolé. Celui-ci avait réaffirmé sa position : l’Inde, avant toute négociation sérieuse, devait reconnaître que le Cachemire faisait l’objet d’un litige. L’on rapportait, dans la Vallée, d’un air quelque peu narquois, que le redoutable Geelani avait offert à ses invités un thé sans lait   , afin de souligner la difficile situation économique que traversait le Cachemire. Une seconde délégation qu’avait dirigée Gurudas Das (Communist Party of India, CPI) avait tenté un dialogue avec le Mirwaiz Umar Farooq puis Yasin Malik. Farooq, tout comme Malik d’ailleurs, éprouvait quelques difficultés à contrer l’influence qu’exerçait Syed Ali Shah Geelani dont le refus de compromis séduisait la jeunesse cachemirie. Le Mirwaiz, qui - sous la presson d’ONG cachemiries - s’était auparavant déclaré prêt à inclure dans la demande d’azadi un volet économique et social, martelait désormais que les bénéfices que l’Inde offrait ne détourneraient pas les Cachemiris de leur combat.

Geste symbolique, alors que le système hospitalier, déjà bien pauvre, était incapable de faire face à l’afflux de patients ? Une délégation qui comprenait notamment Yechury et Swaraj avait rendu visite aux blessés qui avaient été admis à l’hôpital Hari Singh de Srinagar. Accueillis par les slogans de Go India, go back et We want freedom, ils n’avaient pu s’entretenir qu’avec deux patients. Sushma Swaraj avait également dirigée une délégation qui s’était rendue à l’Hazratbal Shrine   , symbole par excellence de l’unité des musulmans cachemiris.

A Tangmarg, la délégation avait tenté (en présence du Chief Minister Omar Abdullah et du ministre de l’agriculture, Ghulam Hassan Mir) de s’entretenir avec une population hostile durant une heure   . La presse du Jammu et Cachemire avait rapporté certaines réactions, tel cet homme qui avait demandé aux parlementaires pour quelle raison l’Inde, dans le reste de l’Union, utilisait des pompes à eau et des bâtons pour disperser les manifestants, tandis qu’elle recourrait aux armes à feu au dans la Vallée. Plusieurs personnes avaient indiqué que si New Delhi souhaitait véritablement résoudre le conflit du Cachemire, il lui fallait engager un dialogue inconditionnel avec le Pakistan. Des jeunes gens n’avaient pas hésité à affirmer que le chômage motivait le mouvement de protestation, ajoutant qu’ils voulaient que l’occasion leur fût donnée de regarder vers l’avenir. 

Outre Tangmarg, des manifestations avaient eu lieu un peu partout. L’heure cependant était à un couvre-feu strict, d’où le recours à l’armée, d’autant que des jeunes gens, munis de pierres, avaient visé les véhicules de la délégation qui rentrait à Srinagar. La Vallée voulait-elle montrer qu’elle refusait d’être la dupe de la bonne volonté bien tardive qu’affichaient les parlementaires ? Elle s’insurgeait à l’encontre du couvre-feu qui avait été une nouvelle fois décrété, laissant entendre qu’elle ne pouvait rien attendre d’une classe politique qui jouissait des bénéfices du pouvoir. Alors qu’elle estimait ses revenus insuffisants, elle notait que la délégation avait été luxueusement logée, le coût du séjour étant pris en charge par l’Etat du Jammu et Cachemire   .

Le 21 septembre, en milieu de journée, la délégation avait quitté Srinagar pour Jammu, capitale d’hiver du Jammu et Cachemire   . Elle avait notamment pu s’entretenir avec les élus des trois provinces, mais également divers représentants de la société civile. Elle avait rencontré le dirigeant séparatiste Shabir Shah, leader du Democratic Freedom Party (Parti Démocratique pour la Liberté), alors emprisonné à Jammu. Elle s’était également rendue dans le camp de Muthi qui accueillait des réfugiés pandits.

 

La délégation avait indiqué qu’elle soumettrait prochainement un rapport au Premier ministre Manmohan Singh. La controverse avait alors repris son cours normal. Tandis qu’Abdullah, tentant de retrouver quelque crédit auprès de la population, avait qualifié l’Armed Forces Special Powers Act (AFSPA) de loi draconienne, le ministre d’Etat à la Défense, M. M. Pallam Raju, l’avait jugé indispensable alors que les “infiltrations” (selon l’expression consacrée dans le sous-continent) le long de la ligne de contrôle continuaient. Le Pakistan, quant à lui, s’était saisi de la délicate situation indienne pour l’appeler New Delhi à renoncer à décrire, comme il en avait coutume, le Jammu et Cachemire comme une partie intégrante de l’Inde. A l’occasion d’un séminaire au titre significatif Whither Kashmir -freedom or enslavement   qu’avait organisé la Jammu and Kashmir Coalition of Civil Society, Arundhati Roy avait appelé la Vallée à continuer la lutte à l’encontre de la puissance coloniale indienne, laquelle envoyait des Nagas combattre au Cachemire et des Cachemiris au Chhattisgarh. Alors que des voix s’élevaient afin que Roy fût inculpée pour propos séditieux, Radha Kumar, M.M. Ansari, et Dileep Padgaonkar entamaient leur délicate tâche.

Suite à un entretien avec le ministre de l’intérieur P. Chidambaram, Padgaonkar indiqua que le panel entendait mener “un dialogue soutenu et ininterrompu”   . Il qualifiait un mandat bien vague de “clair et explicite”, soulignant à demi-mot que le gouvernement central n’avait donné aucune directive aux trois interlocuteurs. Ceux-ci étaient ainsi libres de s’entretenir avec les différents acteurs de la scène politique, se rendant si nécessaire en prison pour se faire. Le panel, de toute évidence, se pencherait sur les problématiques de gouvernances, du redéploiement des troupes ou des prisonniers, mais son “mandat premier” était de tenter de préconiser une résolution durable qui se pencherait sur la problématique du Jammu et Cachemire dans son intégralité. Padgaonkar précisait que Chidambaram s’engageait à s’assurer personnellement de ce que les recommandations que définirait le panel soient mises en œuvre