Un ouvrage qui invite à réinterpréter l'oeuvre d'un des grands poètes français du Moyen Age, en accordant plus d'importance au contexte littéraire et artistique de l'époque.

Le prince-poète

 Petit-fils de Charles V, le duc Charles d'Orléans aura laissé l'image d'un prince malheureux pendant ses vingt-cinq années de captivité, dont l'œuvre traduirait la mélancolie et l'anxiété. Né en 1394, Charles d'Orléans est le fils aîné de Louis d'Orléans, fils cadet du roi Charles V, dont l'assassinat en 1407 par son cousin le duc de Bourgogne provoque la fameuse guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Fait prisonnier par les Anglais lors du désastre d'Azincourt en 1415, le duc d'Orléans est emmené en Angleterre dans l'attente du paiement de sa rançon. Il y passa vingt-cinq années, occupées par la composition d'une œuvre poétique qu'on a souvent commentée à l'aune de sa captivité. Libéré en 1440, à quarante-six ans, Charles d'Orléans poursuit son travail de composition auprès des siens, rassemblés dans la cour qu'il tient à Blois avec Marie de Clèves, sa troisième épouse.  L'œuvre du duc d'Orléans peut alors se décomposer en deux grandes périodes de composition : la captivité en Angleterre et le cénacle de Blois. Pourtant, les thèmes choisis par l'auteur ainsi que leur traitement ne différent pas fondamentalement, suggérant une réelle posture littéraire du poète qu'il ne faudrait pas rattacher systématiquement au contexte de l'écriture.

Replacer l’œuvre dans son contexte littéraire

 Les clés de lecture de l'œuvre du prince-poète ne sont pas à rechercher systématiquement dans son vécu. C'est le point de départ de l'analyse de Jean-Claude Mühlethaler. Professeur à l'Université de Lausanne, Jean-Claude Mühlethaler est spécialiste de la littérature du bas Moyen Age et de la Renaissance. Il nous propose une lecture de la subjectivité littéraire dans l'œuvre du prince-poète, détachée de son contexte personnel tout en invitant à la reconsidérer à l'aune du contexte littéraire dans lequel elle s'inscrit.

 Cette double démarche, consistant à distinguer le poète du prince-prisonnier tout en le rattachant à un contexte culturel riche de comparaisons, amène Jean-Claude Mühlethaler à redéfinir le lyrisme de Charles d'Orléans et à en saisir les spécificités. L'énonciation à la première personne, l'expression des sentiments personnels, de l'affectivité et de la subjectivité dans un discours musical tendant vers l'idéal définissent l'œuvre de Charles d'Orléans comme une œuvre lyrique.

Une œuvre entre Moyen Âge et Renaissance

 Mais le lyrisme de Charles d'Orléans ne s'épuise pas dans cette définition. Dans ses chansons, ses balades et ses rondeaux, le prince-poète se livre à une véritable introspection, annonçant le travail d'investigation du moi de la littérature de la Renaissance. La posture du poète est également marquée par une prise de distance vis-à-vis des modèles littéraires médiévaux dans lesquels il s'inscrit pourtant. Les fables et les métamorphoses ovidiennes, ou l'association de la gourmandise et de la luxure, sont des thèmes traditionnels de littérature médiévale. L'étude de poèmes courtois ou courtisans permet de saisir jusqu'où s'inscrit Charles d'Orléans dans la tradition littéraire. La comparaison avec certains auteurs médiévaux comme Christine de Pisan ou Alain Chartier, ou des auteurs de son entourage comme René d'Anjou, Jean de Garancières ou Fredet, est à ce titre riche de sens. Elle met en valeur les jeux d'intertextualités auxquels participe le poète et permet de mettre en valeur la prise de distance avec la tradition médiévale par la parodie et une série de ruptures. Le fonds et la forme traditionnels peuvent être modifiés et détournés : " Charles d'Orléans crée son propre langage sur les débris de la littérature antérieure. En ridiculisant les questions et les débats d'amour si prisés par ses contemporains, il suggère la fragilité qui contamine jusqu'à la parole de l'ami et, au delà, la voix du poète lui-même."   .


Un lyrisme spontané ou maîtrisé ?

 Car c'est une véritable réflexion sur le statut de la parole poétique que nous propose l'auteur. Le discours fragmenté ne permet pas toujours de définir avec précision le sujet lyrique, brouillant les pistes en instaurant une polyphonie au sein de l’œuvre. Plusieurs grilles de lectures sont alors possibles, faisant apparaître autant de vérités que de points de vue. Le doute plane ainsi sur l'authenticité et la sincérité de la parole. De même, Charles d'Orléans pointe du doigt les insuffisances de la parole poétique à exprimer l'indicible, le saisissement de l'émotion dans ce qu'elle a de plus profond.

 La transmission de l'émotion n'a alors rien de spontané mais résulte d'un réel un travail de composition. La comparaison avec Dante et Pétrarque permet de saisir combien l'oeuvre lyrique développe une " esthétique de la maîtrise ", mettant à distance les sentiments exprimés par un travail rationnel et minutieux de reconstitution et de réélaboration poétique. L'émotion, traduite, trahie, par la raison surgit de l'emploi de procédés rhétoriques et de connivences avec le lecteur  permises par le brouillage polyphonique, l'ironie et l'humour.

 Cependant, cette " esthétique de la maîtrise " chez Charles d'Orléans est le fruit d'une maturation ; Jean-Claude Mühlethaler distingue bien la période anglaise, où l'expression des émotions tend vers la spontanéité sans toutefois y correspondre, de la période de Blois, où l'émotion est bien plus maîtrisée.

 De fait, l'écriture du prince-poète est dans un entre-deux entre une poétique de la maîtrise et une poétique de la spontanéité, permettant à l'auteur de proposer une grille de lecture pertinente pour l'ensemble de la littérature du bas Moyen Age : " Le lyrisme (d'amour) de la fin du Moyen Age gagnerait à être étudié systématiquement à la lumière des deux pôles que représentent la poétique de la maîtrise et la poétique de la spontanéité. Le paysage littéraire européen en sortirait en partie reconfiguré. D'un pays à l'autre, des rapprochements inédits s'imposeraient et les choix contrastants des poètes, leurs hésitations aussi, mettraient en lumière les enjeux de la subjectivité littéraire à l'aube des temps modernes."  

 Enfin, une large part de l'ouvrage expose la postérité littéraire de Charles d'Orléans prolongeant les jeux d'intertextualités qui entouraient l'œuvre dès sa composition et posant la question du lien entre subjectivité littéraire et expérience vécue.