Dans une série de neuf entretiens, Noam Chomsky, fort de son parcours scientifique et militant, et de son attention permanente à l'actualité, revient sur la politique extérieure des Etats-Unis et du monde occidental en général. Il analyse les mécanismes de contrôle des opinions par le biais des médias, des doctrines et d'une mémoire sélective de l'histoire, au profit de l'impérialisme.

L'attention de Chomsky au monde qui l'entoure ne se limite pas à une lecture rapide des informations. Elle prend pied dans un souci de toujours remonter aux sources des déclarations, de les considérer dans la diversité de leurs apparitions (rapports officiels, journaux grand public, revues spécialisées destinées à des publics restreints, etc.). En ce sens, si Chomsky distingue son activité de militant de son activité de scientifique, ses prises de positions politiques sont toujours le résultat d'une analyse précise et approfondie – même si on peut parfois lui reprocher de s'enfermer dans les mêmes schémas critiques. S'efforçant de débusquer ce qui se joue derrière ce qui est dit et accepté au quotidien, ce qui se cache derrière la « doctrine des bonnes intentions », il prétend révéler les logiques véritables d'un pouvoir qui cherche d'abord à s'accroître et à se conforter, à contrôler les masses par la fabrique de l'opinion en s'appuyant sur des discours normatifs préconçus et présentés comme s'ils ne sauraient souffrir aucune contestation.


La critique de l'impérialisme

Le thème principal qui parcourt ces neuf entretiens de Noam Chomsky avec David Barsamian, dont le premier a eu lieu deux jours après le début de la nouvelle guerre en Irak, est l'impérialisme américain, dans le cadre du conflit actuel en Irak donc, mais aussi à propos de conflits passés, notamment le Vietnam, ou encore de renversements de régime, notamment le renversement du gouvernement de Mossadegh en Iran, au profit du retour du Chah, en 1953. La réflexion sur l'actualité la plus récente est donc mise en rapport avec les traits généraux de l'attitude passée des États-Unis, voire du monde occidental (Chomsky porte notamment une grande attention à la politique britannique depuis la gestion de son empire colonial aujourd'hui disparu jusqu'à son actuel soutien aux États-Unis dans la guerre en Irak).

Que ressort-il de cette mise en perspective critique ? Il y a de la part des grandes puissances une propension à tout faire pour conserver et étendre leur pouvoir déjà immense, ce qui ne peut se faire de manière franche et affirmée. Il faut donc passer par des détours, faire des contournements, avancer masqué en ayant recours aux moyens de la rhétorique comme mode de manipulation largement relayé par la suite dans les médias. Le discours de l'impérialisme s'attache en fin de compte à rendre acceptable l'inacceptable en le dissimulant derrière de bonnes intentions : on n'attaque jamais un pays  ni n'y soutient un coup d'État pour s'ingérer dans ses affaires ou étendre sa puissance militaire et économique en accaparant ses ressources et ses leviers d'action politique ; on le fait soit parce que  ce pays représente pour nous un danger inacceptable, soit parce que c'est dans son intérêt, pour le débarrasser d'une dictature, lui apporter la démocratie, le libérer en lui apportant les bienfaits de notre civilisation. L'enjeu est à chaque fois de trouver une façade qui justifie l'intervention et l'ingérence.


La violence et la norme

L'administration Bush suit donc les grandes lignes d'une logique qui aurait toujours prévalu dans la politique extérieure américaine. À cette différence près qu'elle l'affirme d'une manière nettement plus tranchée. L'apparition du concept de « guerre préventive », selon laquelle la suspicion de toute menace possible et non réelle ni directement affirmée (en effet, la « guerre préventive » se distingue de la « guerre préemptive » qui suit la doctrine de la première frappe avant l'agression), est un fait nouveau, mais il a été en réalité largement accepté par les présidents passés. Chomsky fait remarquer que la plupart des figures de l'establishment ont condamné l'affirmation de la doctrine Bush suivant laquelle il est possible d'attaquer un pays considéré comme une menace parce qu'il posséderait des armes de destruction massive, non par ce qu'ils sont en désaccord, mais parce qu'ils estiment que cette doctrine ne devrait pas être professée au grand jour : Kissinger, en réponse à un discours de Bush, tout en approuvant sa doctrine a également précisé qu'elle ne pouvait être un « principe universel accessible à tous les pays. »   .

Le fait est qu'un pays puissant, du fait de sa puissance, parvient toujours à trouver des modes de justification, susceptibles de s'établir en norme, ou du moins permettant d'échapper à toute condamnation autre que celle, verbale, qui n'est pas suivi d'effets ni d'entraves   . Il y a quelque chose de déroutant à voir cette capacité de la puissance a établir d'elle-même des normes, dans la mesure où ces normes, qui se présentent sous l'apparence du droit, peuvent en réalité être une manière de servir des intérêts propres, ou bien occultées provisoirement, détournées par des arguties   , quand elles vont à l'encontre de ces mêmes intérêts. Relativement à ce fait, les exemples cités par Chomsky abondent : ainsi par exemple le Tribunal spécial sur la Yougoslavie ne jugera pas les crimes de l'OTAN ; ou bien encore, plus troublante, l'affirmation de Mc Namara à propos des bombardements sur la ville de Tokyo à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, que, s'ils avaient été vaincus, les États-Unis auraient été jugés pour crime de guerre   . De fait, explique Chomsky, les normes du droit international élaborées après-guerre pour juger les vaincus on été faites de telles sortes qu'à aucun moment les vainqueurs ne tombent sous leur coupe : par exemple, le bombardement des populations civiles, pratiqué par les Alliés aussi bien que par les puissances de l'Axe n'a pas été inclu dans la liste des crimes de guerre.

C'est donc cette capacité à établir une norme qui constitue le principal ressort d'une politique impérialiste qui se drape de bonnes intentions pour étendre sa puissance, et c'est à ce niveau précis que se loge la critique de Chomsky. C'est à ce niveau qu'il est possible d'agir sur l'opinion en la convainquant du bien-fondé des actes commis, qu'il est possible d'exercer une mémoire sélective occultant certains crimes et en portant d'autres au grand jour   , qu'il est possible d'aller à l'encontre des aspirations légitimes du plus grand nombre en le dépossédant de son pouvoir et en le convainquant dun bien fondé qu'il y aurait à le faire. C'est donc à ce niveau qu'il est possible pour ce plus grand nombre de trouver à son tour des moyens d'agir, par un mouvement d'« autodéfense intellectuelle », en « [s'entraînant] à poser les questions évidentes »   , en refusant les évidences professées pour retrouver le sens de l'intérêt commun, du respect, de la civilisation, contre une logique de l'individuation qui atomise et ne se concentre que sur la puissance – laquelle n'est toujours concentrée qu'entre les mains de quelques uns.