Faire jouer la notoriété d’un auteur au sein de sa perspective, c’est tenter de bénéficier d’un transfert d’aura. L’aventure est arrivée à Anatole France, au point de faciliter l’oubli postérieur de cet écrivain, académicien et dreyfusard.

Certes, aucun œuvre n’est univoque et monolithique. Et il existe des stratégies de récupération tout à fait habiles, grâce auxquelles il est possible de rallier un auteur à sa cause, fût-ce surtout malgré lui. Il suffit d’ailleurs de rencontrer chez lui des critiques convergentes avec les siennes, même si elles diffèrent dans l’orientation générale, pour faire croire à une identité de conception du monde. Et, plus largement, il est surtout opportun d’adopter des clés de lecture susceptibles de diminuer ou d’augmenter la portée de tel ou tel propos de l’auteur de référence pour le ramener dans ses filets.

Telle est l’aventure littérairo-politique arrivée à Anatole France (François Anatole Thibaut, 1844-1924), écrivain et académicien, prix Nobel de littérature, dont les lecteurs assidus connaissent au moins les ouvrages les plus célèbres : Les Dieux ont soif, La Rôtisserie de la reine Pédauque ou Le Lys rouge. Quelle aventure ? D’abord, alors qu’il fut célèbre et célébré, il a disparu presque entièrement de nos mémoires et de nos librairies ; ensuite, il fut malmené, on le sait, par les Surréalistes dont chacun a gardé en mémoire le film de René Clair. Mais pourquoi tout cela ? Pourquoi cette disparition ou réduction désormais d’un auteur à une simple note en bas de page ? Réponse de Guillaume Métayer : parce qu’Anatole France a été activement la victime du “nationalisme littéraire” qui a sévi entre 1870 et 1920, au point qu’on a fini par le confondre avec lui.

Par “nationalisme littéraire”, il convient d’entendre la “mouvance de ces écrivains, critiques et publicistes qui, à partir de la défaite de 1870 et jusqu’à la Grande Guerre et même après elle, ont, chaque jour davantage, cherché à mobiliser la fraction française de la République des Lettres dans la grande cause nationale de la Revanche”   . Or, la quantité d’articles et d’ouvrages publiés sur Anatole France par les écrivains de cette mouvance est étonnante. France n’est pas sorti indemne de cette avalanche d’hommage, et “l’on comprend mieux, écrit l’auteur de l’ouvrage, la chute d’une œuvre portée par un consensus étrange que l’histoire a rendu infamant et finalement funeste à la gloire de l’écrivain”   .

Il est alors possible de le lire selon deux fils conducteurs un peu différents. Le premier consiste à suivre le propos dispensé pour mieux connaître le sort fait à Anatole France ; lecture d’histoire littéraire en somme, qui permet de reparcourir à la fois l’œuvre de cet auteur et les critiques à lui adressées. En suivant ce premier fil, ce sont bien des lectures divergentes des ouvrages qui viennent déjà au jour. Mais il existe un second fil conducteur possible, qui nous semble plus intéressant (sans écarter pour autant le premier) ; il contribue à reconstituer des stratégies de captation littéraire, aux fins de compréhension du champ littéraire comme champ de bataille où puiser de (fausses) alliances, des modes de fabrication de l’“ennemi”, bref tout un ensemble d’enrôlements et de rétorsions destinées à défendre des positions qui sont finalement moins littéraires que directement politiques.

Intéressons-nous surtout au second fil conducteur. Des stratégies de captation, on en connaît, notamment dans le champ politique. On approche moins souvent celles qui sont en usage dans les milieux littéraires. C’est toute l’originalité d’une veine nouvelle d’ouvrages qui se consacre désormais à des recherches de ce type, portant sur le passage de la pensée d’un auteur au crible de sa réception.

Ces stratégies ne doivent pas être confondues avec les polémiques d’idées qui peuvent, dans de nombreux cas, ceinturer une œuvre. De telles polémiques, Anatole France, comme d’autres, en a soulevé. Non, il s’agit d’autre chose. De ces stratégies qui consistent à habiller un auteur ou une pensée, à partir de certains éléments, des oripeaux d’une pensée qui n’est plus du tout la sienne. Elles s’ancrent moins sur des évolutions intellectuelles, moins encore sur la valeur d’une œuvre, et plus, sans aucun doute, sur l’érection de moments de l’œuvre en support d’une autre pensée, en profitant de proximités de vocabulaire (la “terre”, les “morts”) ou de ressemblances illusoires, tout en pratiquant sur les textes les atténuations nécessaires.

Évidemment, chacun lit, le plus souvent, un auteur avec ses préoccupations, et, curieusement, le retrouve chez lui ou se retrouve en lui ! C’est selon. Ce sera le cas de Maurice Barrès et de Charles Maurras, relativement à Anatole France. L’auteur thématise ce rapport entre les trois écrivains à partir du thème de la subordination de l’image à l’intelligence. Et il montre ensuite que, pour les nationalistes, le premier mérite d’Anatole France est précisément d’avoir dégagé notre littérature du naturalisme, ceci sous le prétexte des virulents articles de France contre Zola, notamment à l’encontre de La Terre. France avait, en effet, raillé un roman artificiel qui restitue mal la vie paysanne et s’en était pris à l’obscénité gratuite, le pire défaut du livre, selon lui. Mais voilà une excellente occasion pour célébrer le thème de la terre originelle, nourricière et sacrée ! En conséquence de quoi, France se trouve enrôlé dans les valeurs du nationalisme. En célébrant le talent de France à revivifier la tradition classique qui leur est chère (non sans condamner à d’autres égards, et paradoxalement, le style de la phrase de France), ils en font ainsi un néoclassique de la fin du XIXe siècle. Il aura donc accompli, aux yeux des nationalistes, une tâche de perpétuation, de tradition et même de restauration.

Maurras ne va-t-il pas jusqu’à affirmer : “On pourrait mener une campagne complète d’Action française en se servant exclusivement de phrases tirées des livres d’Anatole France”   . Nul ne prétend que France fut un homme de droite (après l’Affaire Dreyfus, c’eut été délicat !), mais cela n’empêche pas le “nationalisme littéraire” de le citer comme un écrivain de droite ; prétextant pour ce faire que France montre, dans ses œuvres littéraires, des qualités et des pensées qui relèvent de la réaction.

Ainsi, passer Anatole France au crible de sa réception par les tenants littéraires du nationalisme français permet de mieux comprendre plusieurs choses. D’une part, du côté de cet auteur, la valeur, la portée et le sens de son engagement à gauche. Anatole France fut le seul académicien dreyfusard. Il est resté attaché toute sa vie à la justice, la vérité et la liberté. Il est devenu républicain socialiste. D’autre part, du côté de la gente littéraire, l’élaboration de stratégies d’enrôlement à une cause, dès lors que l’on a assez de forces pour déployer les idées de la réaction, pour se mobiliser sous le mode réactionnaire et antidreyfusard. Au demeurant, précise l’auteur, “cette mouvance, chacun le sait, a été extrêmement active et influente tout au long de la IIIe République. Il eût été étrange qu’elle n’eût pas exprimé d’opinion sur l’œuvre et la pensée d’Anatole France, unanimement célébré alors, jusqu’au prix Nobel, comme le plus grand écrivain de son temps”   .

En suivant donc les raisonnements du nationalisme littéraire, relatifs à Anatole France, on découvre comment une lecture se constitue à partir d’éléments présents dans un texte, “mais que son prisme tend à assembler et élaborer de manière partielle et partiale”   .