Dans cette "somme" philosophique détaillée et argumentée, Claude Romano prend à bras le corps à la fois les problèmes phénoménologiques (analyse des structures immanentes de l'expérience) et la phénoménologie elle-même, afin d'en tirer une monographie, qui, malgré quelques défaillances (l'absence de la dimension éthique), offre une  synthèse convaincante qui  réinterroge les fondements de la phénoménologie.

Raison et expérience – la raison de l'expérience

Claude Romano nous propose dans son dernier livre d'approfondir encore la phénoménologie, non seulement en s'attaquant aux problèmes phénoménologiques (interrogation sur les structures immanentes de l'expérience), mais surtout en prenant la phénoménologie elle-même comme problème.

"Certaines de nos analyses, surtout au début de l'ouvrage, relèveront du jardin d'enfants phénoménologique et de la leçon de choses"   . Bien qu'effectivement, ce dernier ouvrage ne soit pas exclusivement réservé à un public de spécialistes, il n'en demeure pas moins qu'il "appelle de la part du lecteur une certaine endurance."   Ce à quoi répond non sans un certain humour la première phrase de la conclusion : "admettons qu'il y ait encore un lecteur pour lire ces lignes"   . Hypothèse plus que probable, au demeurant. En revanche la taille du volume fait qu'il n'est pas absurde de penser que les lecteurs se feront hélas plus rares au milieu de l'ouvrage. Or ceux-ci en manqueront l'intérêt principal : à savoir, la prise de positions assumées, argumentées et solidement étayées sur ce que devrait être la phénoménologie – une présentation de la phénoménologie à partir d'elle-même en tant que sa propre transformation.

Il s'agit ici ni plus ni moins que d'interroger les fondements de la phénoménologie. Cela aurait pu donner un gigantesque ouvrage de glose rassemblant les principaux phénoménologues dans un immense coryphée confinant au brouhaha. Il n'en est rien : "à ceux qui s'interrogeraient sur l'omni-présence de Husserl (…) et la relative absence d'autres figures, nous répondrons que ce livre n'est pas un livre d'histoire, qu'il n'a pas été question pour nous de procéder à un relevé exhaustif des doctrines"   . On aurait également pu craindre une discussion laborieuse d'obscures  points de détails. Bien au contraire l'argumentation est claire, enlevée et poursuit inlassablement son but : la mise au jour des fondements de la phénoménologie, telle qu'elle doit être, c'est-à-dire conforme à la normativité immanente de sa méthode.

En prenant la phénoménologie comme problème, en interrogeant ses présupposées, Claude Romano a conscience que son discours ne pourra se contenter des aspects seulement internes à cette discipline. C'est pourquoi la première partie adopte une approche dialectique, au sens aristotélicien, c'est-à-dire discute au cas par cas les objections qui lui sont adressées. Les objections proviennent principalement de ce qu'il nomme la constellation analytique, Wittgenstein bien sûr qui est abondamment discuté/disputé et commenté, mais aussi Davidson et McDowell. Les objections issues de l'empirisme logique (Carnap et Schlick) ne sont pas non plus oubliées.

La discussion avec les objections n'entend pas être menée dans une bienveillante neutralité. L'argumentation requiert de prendre parti. "Soutenir que le problème phénoménologique continue à être d'actualité cela revient à sous-entendre que le linguistic turn quels qu'en soient par ailleurs les mérites n'a pas rendu superflue une philosophie de l'expérience"   . En somme, il s'agit ni plus ni moins que d'assurer la primauté de la phénoménologie, si ce n'est en termes de hiérarchie, du moins en ce qui concerne l'accès au réel. Il s'agit de dégager la légitimité d'un espace pré-langagier dans l'accès au réel. L'expérience constitue véritablement le fil rouge qui parcourt l'argumentation, le corridor qui ouvre à l'ensemble des champs philosophiques. Et en effet, au travers de ce voyage au cœur de la phénoménologie, c'est le visage de la raison qui va se retrouver métamorphosé.

Notre expérience possède-t-elle des structures immanentes, autonomes des règles du langage ? La conclusion fondamentale à laquelle aboutit l'ouvrage est que l'expérience possède bien un logos immanent : il y a une autonomie de l'ordre pré-linguistique sur les formes supérieures de pensées. Ainsi, la seconde partie de l'ouvrage est composée d'une déconstruction critique du concept reçu d'expérience. Il s'agira de s'affranchir du cadre "empirico-kantien", qui consiste à concevoir tout ordre et toute structuration de l'expérience comme extrinsèque à celle-ci, c'est-à-dire comme issus du langage, de la culture et de leurs schèmes. La critique de ce cadre kantien constitue pour ainsi dire le second front de ce livre dénonçant la continuité entre l'héritage kantien et une certaine partie de la philosophie du langage, qui a installé le langage à la même place que celle occupée par les catégories dans la philosophie kantienne.

Trois objectifs principaux sont poursuivis dans l'ouvrage. Le premier consiste à élucider les problèmes qui sous-tendent la phénoménologie. Ce choix amène l'auteur à suivre le fil conducteur de l'expérience et, en étudiant le mode de donation du réel, qui n'est pas un informe magma mais qui possède déjà une structure qui ne doit rien à une mise en forme langagière, Claude Romano est conduit à réévaluer l'ampleur de la raison, notamment en soulignant que l'expérience infra-rationnelle n'est pas irrationnelle. Il s'agit ici de reprendre le projet fondateur de Husserl afin de reconduire à une raison élargie, qui se situe dans les relations de la pensée au sensible.

Le retour à l'expérience

La première partie du livre cherche à élaborer positivement l'idée de la phénoménologie comme discipline descriptive. Le premier chapitre est d'ailleurs consacré à situer la position de Husserl à la lumière des positions humiennes et kantienne. L'intention n'est pas d'accepter sans discussion l'ensemble des aspects de la doctrine husserlienne, mais de chercher à situer le plus justement possible ce qui fait son originalité.

L'enjeu consiste à poser une alternative viable, assurée, face aux approches philosophiques telles qu'elles s'incarnent dans le courant de la philosophie analytique (qui resteraient dominée par un mélange d'empirisme et de néo-kantisme) c'est-à-dire qui considèrent l'opposition entre un donné sensible brut et une raison langagière comme indépassable. Il serait naïf selon Claude Romano de poser qu'il y a d'un côté le langage et ses significations et de l'autre des faits bruts dépourvus de sens.

Une nouvelle raison

L'accès au réel n'est pas directement langagier, il existe un rapport pré-langagier. Et le réel a sa propre structure. Ce que la phénoménologie cherche à accomplir en se prenant comme question, c'est une nouvelle image de la raison. Pour pouvoir parler d'une logique du monde, ou d'un logos immanent au sensible, il faut cependant que le concept de raison ait été préalablement disjoint de son sens de "faculté de l'âme humaine".

"La phénoménologie recherche dans la sensibilité elle-même, dans l'expérience telle qu'elle se déclare à nous avec logos immanent antérieurement à tout ordre intellectuel et discursif, une raison sensible, une "grande raison" qui sous-tend la petite raison de l'intellect"   . Cette nouvelle raison permet donc de dépasser l'opposition frontale entre d'un côté un donné sensible informe et une raison langagière seule instance structurante.

Un essentialisme sans essence (la question des universaux)

Faire de la phénoménologie ce serait saisir des essences intemporelles qui existent indépendamment de nous. Pour Husserl la phénoménologie est une science eidétique universelle de l'expérience. A contrario, la thèse défendue par l'auteur consiste à poser que les essences ne sont rien. Rien d'autres que ce qui est mis au jour dans une description d'essence.

Se situant au centre du débat entre le nominalisme et le réalisme, Claude Romano nous propose de reconsidérer la réduction eidétique, en la séparant de l'idée d'une essence à découvrir. La description des essences serait alors une pratique détachée de l'héritage platonicien. Poursuivant la critique de la métaphysique, la phénoménologie dénonce les dérives d'une méthode qui prétend toucher à la réalité telle qu'elle est, et non telle qu'elle nous apparaît.

Toutefois cela n'exclut en rien la possibilité qu'il existe des essences indépendantes de toute recherche empirique, ce sont les essences phénoménologiques, c'est-à-dire qui sont relatives au monde tel qu'il nous apparaît, ce que Husserl nomme Lebenswelt. De la sorte "la description phénoménologique, en tant qu'elle se comprend au moins dans son point de départ comme une description d'essence, est enchaînée à notre expérience de fait, à l'expérience de fait des êtres humains que nous sommes, elle ne saurait en aucun cas s'élever au dessus d'elle"   .

De la phénoménologie qui ne s'accomplit que comme herméneutique

L'un des mérites de cet ouvrage est la prise en compte de la dimension historique des théories philosophiques. Plutôt que d'opposer frontalement la phénoménologie à l'herméneutique, faisant de la première la science des commencements absolus, et de la seconde la discipline qui intègre la finitude et l'historicité, le parti pris de Claude Romano remet en question la posture d'un auteur comme Ricœur qui voit entre elles un abîme. "Nous soutiendrons une thèse rigoureusement opposée : l'herméneutique authentique est une phénoménologie et la phénoménologie ne s'accomplit que comme herméneutique"   .

Cela se traduit en particulier dans la thèse développée contre Husserl, qu'aucune "description qui vise à une vérité d'ordre philosophique ne peut s'affranchir d'un conditionnement par l'histoire"   car l'accès aux phénomènes est toujours médiatisé et passe par le détour d'une interprétation historique. L'idée d'une "science des commencements absolus" qui pourrait s'affranchir de tout préjugé et délivrer des vérités dépourvues de tout ancrage historique, "valables une fois pour toutes et impossibles à mettre en doute, n'est rien d'autre qu'une fiction qui plonge à son tour ses racines historiques (…) dans la théorie cartésienne"  

L'herméneutique sert ici (au sens d'un usage méthodologique au sein de l'argumentation) à approfondir ultimement la critique de Husserl, en la faisant porter cette fois contre Husserl lui-même. Il s'agit clairement de purifier les reliquats cartésiens qui brouillent la méthode phénoménologique telle que son fondateur l'a développé.

Ayant voulu accéder à une connaissance universelle et objective, soustraite aux menaces de la relativité, Husserl "est resté beaucoup plus proche de Descartes qu'il ne l'a lui-même admis"   car il a remplacé nos compréhensions concrètes, telle qu'on les observe dans le monde de la vie (Lebenswelt) par un idéal de connaissance hérité des mathématiques. C'est pourquoi l'herméneutique permet de radicaliser la phénoménologie. Elle ne permet pas seulement de "surmonter les préjugés inhérents au concept cartésien de méthode et son idéal épistémologique d'absolue fondation : elle est aussi et peut-être d'abord, une radicalisation du concept de monde de la vie"   .

Le retour au monde de la vie et la pratique de la phénoménologie

La Lebenswelt est l'une des notions les plus originales et les plus fécondes que la phénoménologie ait pu produire, terme apparu sous la plume de Husserl en 1917, dans les Ideen… II. Quels rapports y a-t-il entre le monde dans lequel nous vivons et celui de la science ? Plutôt que de supposer "un abîme de sens" entre le monde physique de la science et la conscience, Claude Romano propose de repartir de la solidarité structurelle et de la co-appartenance d'une monde et d'un sujet pourvu d'aptitudes pratiques impliquant déjà ce monde.

La crise de la rationalité occidentale pointée dans la Krisis tient avant tout à cette perte de sens de la science qui ne parvient pas à répondre de manière satisfaisante aux questions fondamentales de l'homme. Mais la phénoménologie, même après la refondation/radicalisation que lui fait subir Claude Romano, est-elle plus apte à répondre à ces questions ? Quelle dynamique est à l'œuvre dans la pratique de la phénoménologie. Que cherche-t-on en faisant de la phénoménologie ? "Décrire dit-elle – la phénoménologie. Mais pourquoi décrire ?"   telle est la toute première phrase de l'introduction de la première partie. Et si, à la fin de l'ouvrage, on sait mieux comment pratiquer la phénoménologie, grâce à un accent mis sur la méthode, force est de constater que le lecteur n'obtiendra pas de réponse à la question : pourquoi ?

Nous avons affaire tout au long de l'argumentation à une réflexion sur la phénoménologie comme pratique déjà concrète, engagée dans la vie "la méthode ne fait qu'un ici avec la démarche philosophique elle-même"   . Pour reprendre la métaphore de Neurath, il s'agit de réparer un navire en pleine mer, mais la réflexion sur la raison d'être du navire ou de sa destination n'intervient jamais. La phénoménologie ne peut-elle être appréhendée que d'un point de vue interne ou bien y-a-il un sens à chercher un point de vue externe sur elle ?

De l'éthos du phénoménologue à l'éthique

Nous souhaiterions discuter maintenant un point relatif aux transformations qu'apportent Claude Romano tant à la raison qu'à l'expérience. "Une raison sensible, une "grande raison" qui sous-tend la "petite raison" de l'intellect "   . On ne peut s'empêcher de ressentir un léger malaise si ce n'est devant les lignes elles-mêmes, tout du moins dans les conséquences éthiques, voire politiques qu'elles peuvent contenir. Développer l'idée d'un logos de la sensibilité, d'une mise en ordre rationnelle pré-humaine du monde ouvre la voie à un dessaisissement de son existence de la personne au profit d'un ordre pré-établi. Les accents romantiques, sont présents en filigrane. On est en droit de se demander si "grande" et "petite" ici sont en mesure de résister à une récupération axiologique. La rationalité du monde s'imposerait de l'extérieur à la personne ; menaçant de fait la possibilité de la liberté et donc de la responsabilité morale. Enfin, les réalisations grandioses au nom d'une rationalité supérieure venant subsumer la "petite raison" de l'individu résonnent dangereusement. Non, certes, que l'auteur ait la moindre intention d'encourager ces dérives, mais rien ne vient les limiter ou les rendre inopérantes.

La dimension éthique est somme toute relativement absente. Quelques réflexions sur Levinas et le visage, et d'autres sur la probité du philosophe dans l'application d'une méthode philosophique qui n'est jamais pure de présupposés. Mais la dimension prescriptive demeure réduite à la portion congrue, immanente en fait à l'usage interne de la phénoménologie : la méthode est normative. Toutefois, en aucun cas l'ouvrage n'est fermé structurellement à la dimension éthique. Bien qu'elle ne soit pas traitée pour elle même, des points d'ancrages sont discernables. Notamment la réflexion qui est menée sur les capacités pratiques, (chapitre XVI) dans une tonalité qui n'est pas sans rappeler la phronesis, la sagesse pratique aristotélicienne. Ces capacités ne sont pas "possédées indépendamment des circonstances de leur exercice"   . Ainsi, on peut relier sans trop de mal ces capacités qui sont impliquées dans le monde à une philosophie de l'action qui nous mène à une dimension éthique. Autre volet pouvant se révéler particulièrement utile pour décliner le pan éthique : l'essentialisme sans essence qui, appliquée à des évaluations axiologiques de situations, permet d'appréhender des valeurs engagées dans la description éthique, sans transformer les valeurs en choses. Parvenir à se dégager de l'héritage platonicien, sans sombrer dans un perspectivisme extrême est un acquis dont la portée éthique est loin d'être négligeable.

Un travail phénoménologique personnel

En conclusion, il convient de souligner l'assurance affichée par l'auteur dans la position de sa thèse et la distance opérée par rapport aux auteurs. "Ce livre est aussi un travail phénoménologique personnel"   et un travail abondamment argumenté qui a également le courage d'assumer les inévitables limites d'un tel geste de refondation. En effet, déterminer quelle est la chose de la phénoménologie n'est jamais une opération neutre à l'égard du contenu d'une phénoménologie donnée et de ses présuppositions.

Le dernier ouvrage de Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie est assurément une oeuvre qui comptera et l'on ne peut qu'être impressionné par l'ampleur de la tâche que l'auteur s'était fixée et sa réalisation magistrale. Le style est toujours agréable et la construction cohérente et solidement argumentée