L’historien et juriste Rafael Soares Gonçalves nous propose une analyse originale  de la favela brésilienne : il nous invite à la concevoir en tant que construction juridique.

Selon Marcel Mauss, l’élément qui définit un groupe d’hommes n’est pas sa religion, ni ses techniques, mais son droit. Entendu comme « moyen d’organiser le système d’attentes collectives, de faire respecter les individus, leurs valeurs, leurs regroupements, leur hiérarchie »   , le droit apparaît comme un espace dont l’accès exige la reconnaissance de valeurs et d’obligations qui peuvent servir de références communes pour un certain ordre donné. Si, comme l’affirmait Mauss, le droit est l’élément essentiel qui définit un groupe social, c’est dire que ce dernier ne peut s’en départir qu’en se reniant lui-même.

C’est de cette conception du droit que s’inspire l’analyse réalisée par le juriste et historien Rafael Soares Gonçalves dans Les favelas de Rio de Janeiro – histoire et droit, XIXe et XXe siècles, où il s’attache à montrer comment s’est construit symboliquement et juridiquement le concept de « favela ». Par le biais d’une analyse originale qui se situe au carrefour de l’anthropologie du droit et de l’histoire politique, l’auteur examine également le rapport qui a tendu à s’établir entre l’évolution conceptuelle de la favela et les luttes bouleversantes pour l’institution et l’élargissement de la démocratie au Brésil. L’objectif principal de cet ouvrage est de montrer que depuis le XIXe siècle, la construction juridique de la favela s’est faite à travers l’exclusion progressive de ses habitants du champ du droit.

Conçue dans sa dimension sociale et géographique comme un espace marginal et dans sa dimension juridique comme un espace illégal, cette catégorie socio-spatiale nommée favela a été utilisée pour interdire, encourager ou autoriser certaines conduites dans l’espace urbain. Parmi les facteurs qui ont contribué à cloîtrer une certaine partie de la population des grandes métropoles du Sud du Brésil, on retiendra en particulier « la forte concentration des terres agricoles, la mécanisation des travaux des champs et l’industrialisation accélérée », ainsi que « les périodes cycliques des sécheresses ». De fait, tous ces facteurs ont contribué à l’exode rural, phénomène qui a joué, selon l’auteur, « le rôle majeur dans la configuration urbaine du pays » (p. 15). On apprend aussi que l’abolition de l’esclavage, en 1888, par la Loi Aurea, n’a pas donné lieu immédiatement à un accès universel à la justice. Si la régularisation foncière fut pendant longtemps hors de portée des plus démunis vivant dans les favelas, c’est principalement parce que l’accès à la justice fut un privilège réservé aux milieux les plus aisés de la population urbaine. Pour ces exclus, victimes en outre de la lourdeur bureaucratique, de l’escroquerie des avocats et du populisme des gouvernements, les litiges fonciers se sont alors accumulés au point de devenir tout simplement insolubles. À ce défaut d’accès au droit à la justice se sont ajoutées l’absence d’une politique de logement, la défaillance du réseau de transport et la précarité du marché du travail, autant de facteurs qui ont provoqué l’apparition puis l’accentuation d’une nouvelle forme d’exclusion sociale urbaine.

Après les nombreuses tentatives d’élimination des baraques éparpillées sur les collines de Rio qui ont eu cours depuis la moitié du XIXe siècle, ce n’est qu’en 1937 que le terme favela fait officiellement son apparition dans un texte juridique. Dans le Code de la Construction, la favela figure ainsi comme objet d’interdiction. L’auteur insiste sur l’effet paradoxal de ce traitement par le droit : si l’illégalité de la favela a été entérinée, cette dernière a néanmoins été reconnue comme catégorie juridique dans l’espace urbain et politique de la ville (p. 83). En s’appuyant sur les journaux de l’époque, Soares Gonçalves montre ensuite que les favelados ont été très tôt assimilés à l’occupation illégale de l’espace urbain et qu’ils ont été identifiés au banditisme, au vice et à l’avilissement. Plus qu’un repère géographique, le Morro da Favela a ainsi fini par devenir le symbole par excellence de la marginalité dans la cosmologie urbaine carioca. Pour l’auteur, cet amalgame a grandement contribué à asseoir la légitimité des mesures visant à éradiquer les logements précaires.

S’il faut attendre le gouvernement de Pedro Ernesto pour que les favelados entrevoient, sous l’égide ambiguë d’un certain populisme, l’obtention d’un « droit à la ville », ce n’est que sous l’Estado Novo de Getúlio Vargas que cette couche de la population carioca a commencé à jouir des avantages prévus par les lois sociales. Mais si le régime de Vargas a entamé la construction des Parcs Prolétaires, censés abriter les 300 000 favelados de Rio, en réalité, seulement 4 000 de ces favelados ont pu être relogés. Provisoires, les Parcs Prolétaires avaient pour objectifs prioritaires de permettre l’éducation et la « réhabilitation » du favelado, et ce, « en l’intégrant à la société comme élément utile et productif » (p. 97). Avant d’octroyer le droit à la propriété à la population marginale des favelas, il importait ainsi dans un premier temps, comme aimait à le répéter Henrique Dodsworth, le maire de l’époque, de façonner le « nouveau travailleur » y habitant et le sauver de la « promiscuité macabre de la favela » (p. 97). Pour ce faire, les autorités en place ont eu recours notamment à la diffusion quotidienne par haut-parleurs de longues homélies et aux couvre-feux nocturnes imposés après 22 heures. Le contrôle des autorités se traduisait également par des contraintes d’urbanité et de civilité (le silence dans les espaces communs, la convivialité, la cordialité, l’entretien de la maison et des aires communes), par une soi-disant régularisation des mœurs et des rapports familiaux des résidents (la légalisation du mariage, l’éducation des enfants), ainsi que par l’obligation pour les habitants des Parcs de participer aux fêtes civiques.

La chute de Vargas et l’affiliation de nombreux résidents des Parcs Prolétaires au Parti Communiste ont permis de porter à nu la nature autoritaire de la politique de logement sous l’Estado Novo. Le processus de démocratisation amorcé après 1945 a aussi favorisé l’élargissement d’actions collectives plus consolidées à l’intérieur même des favelas. De nombreuses associations de favelados commencent alors à faire leur apparition sur la scène publique. Elles réclament l’installation des services de base, comme l’électricité, l’eau et les égouts. En dépit de cette avancée démocratique, l’élimination des favelas demeurait néanmoins le principal « défi de Rio ». Dans l’opinion publique, le mépris à leur égard était manifeste : la favela était désignée comme « la plaie de l’esthétique » de la Ville Merveilleuse, la menace écologique qui avançait sur la fôret Atlantique, le lieu des marginaux ou encore comme le « nid de communistes ». C’est dans ce contexte que Mgr. Hélder Câmara entreprit la « Croisade Saint Sébastien », un projet visant officiellement à reloger les favelados dans des immeubles construits à côté des favelas, mais plus implicitement à endiguer l’expansion communiste dans les milieux les plus démunis de la société brésilienne. L’auteur rappelle ainsi que, tout au long de cette période, la favela n’a eu de cesse d’être représentée, aussi bien dans les discours de l’État et de l’Église que dans l’opinion publique, comme le problème par excellence de Rio. Et il note, à juste titre, que la collaboration de ses résidents ne se présenta à aucun moment comme partie de la solution.

Soares Gonçalves s’attache en outre à montrer que la marginalisation de ces espaces a grandement contribué aux pratiques clientélistes. De façon presque systématique, le Conseil Municipal de Rio aurait tiré avantage de son autorité auprès du pouvoir exécutif, en faveur du « client favelado », afin de sauvegarder ses « fiefs électoraux » (p. 122). Le clientélisme aurait ainsi permis la pénétration de l’État dans les favelas, tout en freinant à long terme leur intégration sociale et urbaine. Si l’interdiction des favelas a permis de reconnaître leur existence, elle a dans le même temps donné lieu à une « permissivité sélective » où la tolérance des favelados était en un sens conditionnée à leur exclusion de l’espace urbain.

À partir de la fin des années 1970, moment où le Brésil entamait le processus de transition vers la démocratie, les autorités s’efforcèrent de mettre en place des projets d’aménagement et de légalisation des favelas plutôt que de chercher à les éradiquer à tout prix. Mais comme le remarque l’auteur, les démarches administratives et judiciaires complexes ont néanmoins rendu leur régularisation impossible.

Bien qu’elle ne contienne aucune référence explicite aux favelas, la huitième Constitution promulguée en 1988 (cent ans après l’abolition de l’esclavage) a établi de façon inédite que les politiques de construction de logements, d’amélioration et d’assainissement du parc immobilier existant, ainsi que les politiques publiques contre l’exclusion faisaient partie des responsabilités des différentes entités fédératives (p. 216).

Plus récemment, dans les années 1990, le Programme Favela-Bairro (favela-quartier), conçu par la mairie de Rio, a enfin reconnu la favela comme partie intégrante de la ville. La mairie a ainsi entamé des travaux d’aménagement sur le tracé urbanistique déjà existant. Ce faisant, elle a du même coup introduit dans les favelas des éléments caractéristiques de la « ville formelle ». Cependant, comme le note Soares Gonçalves, « légaliser l’illégal requiert l’introduction de stratégies juridico-politiques innovantes » (p. 226) Or, ces stratégies furent absentes de ces premiers projets d’aménagement. Ce n’est, en effet, qu’en 2001 que voit le jour la première loi concernant le Statut de la Ville, inspirée du débat international initié à Istanbul lors du deuxième forum mondial des villes.

Actuellement, les journaux cariocas annoncent l’extension du projet d’urbanisation du maire Eduardo Paes. Malgré tous les efforts des autorités de Rio, le scénario ne semble cependant pas changer véritablement pour les favelados qui vivent sous les bras ouverts du Christ Rédempteur. Tandis que le nouvel ordre juridique a consolidé la politique de réhabilitation des favelas, il n’a néanmoins pas mené à terme la régularisation de leur statut foncier. En outre, la stigmatisation territoriale pèse toujours sur la favela : comme le note l’auteur, elle continue d’être soumise à une « uniformisation simplificatrice de la représentation juridique, et ceci en dépit des particularités inhérentes à la multiplicité des statuts juridiques fonciers existants entre les favelas, voire à l’intérieur d’une même favela » (p. 278).

Les lecteurs de Les Favelas de Rio de Janeiro peuvent être sûrs, en somme, d’avoir entre leurs mains un travail historiographique d’une valeur incalculable. Grâce à une excellente connaissance bibliographique et documentaire, Rafael Soares Gonçalves réussit à mettre en lumière les enjeux politiques sous-jacents à la problématique de la favela tout en présentant et en analysant avec soin la myriade de décrets et de lois qui l’ont pris pour objet. À travers une analyse très fine et à maints égards originale, l’auteur parvient à faire la lumière sur la construction juridique d’une catégorie sociale qui a accompagné et sans doute aussi contribué à la compression d’un espace assigné à une population marginalisée de la Ville Merveilleuse.