Homme fait de livres et homme qui a fait des livres, Sollers se livre dans ses mémoires. Un parcours dans le passé, à travers art, musique et littérature.

Imaginez un homme en vue, si médiatique que son hyperprésence lui servirait de camouflage ; imaginez une vie plutôt remplie de femmes, de livres et de bains de mer ; imaginez quelques scandales, savamment orchestrés, quelques oxymores existentiels (libertin et catholique, gourgandin et amoureux de sa femme), quelques idoles (Mozart, Nietzsche…), quelques illustres rencontres. Écrivez le tout dans un style allègre, volontiers elliptique, et vous obtiendrez les Mémoires de Philippe Sollers.


Vrai roman ou fausses mémoires ?

Les derniers mots du livre sont : "Et maintenant, roman." Comme une invite au lecteur à qui il incomberait de bâtir un roman à partir du brouillon ébauché par l’écrivain, de deviner les espaces tus, de reconstruire une continuité, de trouver un fil dans le labyrinthe qu’est, à bien des égards, la vie de Philippe Sollers. Car l’auteur ne dit pas tout, ni dans l’ordre ;  esquive certains aspects, en met d’autres en exergue. Fragmentée en courts chapitres ("Naissances", "Femmes", "Paris", "Dix-huitième", …), cette vie-là scintille tel un kaléidoscope. "Quelqu’un qui dira je plus tard est entré dans le monde humain le samedi 28 novembre 1936 (…) Baptisé catholique à l’église du coin. Signe astrologique occidental : Sagittaire, ascendant Verseau. Chinois : rat de feu. Bonne chance."

"Naissances" au pluriel, comme ses vies (Sollers manie ce qu’il nomme les "IRM, Identités Rapprochées Multiples"), comme ses noms : né Joyaux, l’écrivain met en garde : "Attention : il y a Julia Joyaux et Julia Kristeva, Philippe Joyaux et Philippe Sollers. Pas deux, quatre." Il n’y a pas une mémoire, mais des mémoires, multiples et parfois contradictoires.

Bordeaux, Paris, l’île de Ré, Venise… des voyages, des rencontres aussi. Les deux premières, décisives : Ponge et Mauriac. Tout le reste n’est que littérature (française) : "Blanchot ? Vu deux fois. Spectral. Coup de foudre d’antipathie immédiate et, je suppose, réciproque. (…) Robbe-Grillet ? Drôle, décidé, sympathique, caustique, mais de plus en plus cinéma et érotisme tocard. Ça ne s’est pas arrangé, et il se fait tard. Gracq ? Deux ou trois fois, compassé. Et puis une remarque : "Je n’aime pas Mozart." Bonsoir. (…) Duras ? Conversations marrantes au café. Et puis, elle s’emballe pour Mitterrand, bonsoir."
 
Ensuite, tout se brouille, apparaissent Voltaire, Nietzche, Saint-Simon, comme autant de contemporains, "beaucoup de musique, beaucoup de peinture", et la vie de Sollers ne se dessine plus qu’en creux, à travers des reflets, à travers ses propres romans qu’il nous exhorte à (re)lire.

Pas de cinéma, donc, pas de révélation, pas de livre qui pourrait "se lire comme on regarde un film". Roman, mémoire ? Qu’importe ! Un livre en "roue libre"…


Tel Quel

Mais Sollers, au-delà de tout ça, c’est avant tout Tel Quel. "Tel Quel est une revue littéraire trimestrielle conçue et publiée par de jeunes écrivains d’une vingtaine d’années, sans aucune publicité, avec un sous-titre qui évoluera jusqu’à se stabiliser dans une hiérarchie voulue : Littérature/ Philosophie/Art/ Science/ Politique." La revue défend et illustre une littérature expérimentale, en marge de la production académique et mercantile. "Artaud, Bataille, Ponge, Heidegger, Hölderlin, Dante, Pound, Borges, Barthes (…) Foucault, Derrida, Jakobson, Joyce, Sade, Genet (…) C’est très bon à 70%, et parfois bizarre ou cocasse." Cependant, réduire Sollers à Tel Quel, c’est le faire mourir dans les années 70 (ce que ne manque de faire l’Université, dont Sollers se plaint). "On me lira, on me relira" répète Sollers : bien fait ou menace ? 

"On pardonne tout à Sollers, écrit Jean D’Ormesson, parce qu’il aime la littérature." Il l’aime et la sert : "je pense avoir fait le nécessaire, souvent dans l’ombre, pour Sade, Bataille, Artaud, Ponge, Debord" en les faisant (re)connaître à leur juste valeur, Sollers fait indéniablement partie de la vie littéraire française, et de son histoire. 


" Il vécut, écrivit, aima"

Ces Mémoires sont le fruit d’un homme qui pense – fait de plus en plus rare, c’est même inscrit dans le nom qu’il s’est choisi : "Sollers, de sollus et ars : tout à fait industrieux, habile, adroit, ingénieux." La littérature y occupe une place de choix, la seule qui importe. En homme fait de livres, et en homme qui a fait des livres, Sollers voudrait être décrit ainsi par un dictionnaire chinois ("pas avant, mettons, 2077" précise-t-il, sans savoir si c’est modestie ou prétention) : "Écrivain européen, d’origine française qui, très tôt, s’est intéressé à la Chine." Refermant ce "vrai roman", demeure l’épitaphe de Stendhal qui résume les étranges mémoires de ce "Vénitien de Bordeaux" et le définit superbement : "il vécut, écrivit, aima" – ce qui, quoi qu’on prétende, n’est pas donné à tout le monde…