Alors que l'Inde est en passe de devenir une des puissances de demain, quelle place pour le sacré dans ce pays ? A travers le portrait de neuf hommes et femmes, le journaliste William Dalrymple décrit les religions en Inde, leurs évolutions, et les menaces qui pèsent parfois sur elles.  

Dans le nouvel ouvrage qu’il nous propose, l’historien et journaliste William Dalrymple aborde un sujet prisé des lecteurs occidentaux souvent à la recherche d’un sacré qui désormais peuple insuffisamment leur univers, sans tomber dans les lieux communs qui menacent, il est vrai, ceux dont la fréquentation de l’Inde et du Pakistan serait insuffisante. Le secret, au demeurant, réside moins dans le talent qui serait propre aux familiers du sous-continent que dans la minutieuse observation et la patiente écoute qui leur permettent, au fil des années, d’affiner leur analyse d’une réalité complexe. La succession de neuf tableaux que Dalrymple s’attache à dépeindre participe, en tout état de cause, d’une telle démarche (Il faut ici saisir l’occasion de féliciter le travail de traduction qu’effectua France Camus-Pichon qui parvient presque à nous faire oublier que Dalrymple est un auteur de langue anglaise).
Au delà du clinquant que cherche à projeter le slogan d’une puissance indienne émergente voire victorieuse (ce que l’anglais désigne sous l’expression de Rising India), l’auteur nous rappelle que dès la sortie de grandes métropoles en constante évolution, une tradition et des croyances millénaires continuent de rythmer le pays. La quête de salut en constitue l’un des maîtres-mots. Pour preuve le cheminement de Mataji, elle-même originaire du Karnataka. Cette nonne jaïne (religion issue de l’hindouisme qui vise à délivrer l’âme de toute transmigration, d’où l’importance notamment de l'ahimsa, à savoir la non-violence envers tout ce qui vit), au nom symbolique (que l’on pourrait traduire par « mère vénérée »), indiqua à Dalrymple qu’âgée de 38 ans, elle se préparait à l’ultime renoncement, celui de son corps grâce au sallekhana lequel procède de « l’abandon progressif et ritualisé de toute forme de nourriture et de boisson »   . L’abandon des liens terrestres, démarche nécessaire afin de favoriser la rencontre avec le divin, n’est pas aisé comme le montre un deuxième témoignage, cette fois au Bengale occidental. Manisha Ma (mère) rencontra Tapan Sadhu (sadhu : ascète hindou) à Tarapith - site consacré à la déesse Tara - à laquelle cette mère de famille, poussée à l’abandon du foyer conjugal, et ce père qualifié d’indigne par sa famille ont dédié leur vie. Il n’est guère de bon ton, dans un Bengale occidental communiste, d’indiquer que l’on participe de l’inquiétant culte à Tara, dont les crânes fraîchement évidés constituent l’un des instruments-clés. Toutefois le nombre d’adeptes - qui peuvent être d’importantes personnalités du Communist Party of India (Marxist) - n’est pas négligeable. Quant aux personnes qui décident de se vouer au service d’un dieu, elles jouissent, en définitive, toutes du statut qui résulte de ce choix.

Le danseur de Kannur se pare trois mois par an de la puissance qui découle de l’exécution du theyyam, danse sacrée kéralie. Issu de la caste des dalits   , Hari Das, possédé par la divinité le temps d’une danse aux rituels complexes, dépeint des scènes d’injustices dont les castes inférieures sont les victimes. Lorsqu’il entre en transe, les villageois qui appartiennent aux hautes castes le consultent tout autant. Le theyyakkaram (danseur de theyyam) bénéficie ainsi d’une prééminence temporaire qui joue, en définitive, le rôle d’une soupape de sécurité assurant le maintien d’une structure sociale inique. En effet, l’Etat indien du Kérala demeure attaché à une stricte hiérarchie des castes. De retour à la vie normale, Hari Das creuse des puits et occupe un emploi de gardien de prison le week-end ; les contacts avec les castes supérieures sont alors strictement prohibés.

Autre tableau que nous propose Dalrymple : celui de la devadasi   dont la déesse Yellamma est, selon la croyance populaire, la protectrice. William Dalrymple souligne - à juste titre - que les devadasi procèdent d’une « tradition culturelle complexe : celle de l’inde précoloniale « où l’on n’opposait pas la religion, la métaphysique et la sexualité »   . Consacrées par des parents très pauvres lorsqu’elles ont de 6 à 9 ans, les devadasi qui sont vendues à la puberté se défendent d’être de vulgaires prostituées. Elles souffrent pourtant des mêmes maux et maladies qui frappent leurs collègues. Et toute trace de leur aura divine disparaît lorsqu’elles se mettent au lit.
Dalrymple, poursuivant le cours de son récit, s’interroge sur la standardisation de la foi que certains chercheurs qualifient de « ramafication » en référence au dieu Ram. Ce lent processus, gommant l’existence des divinités locales, vise à la promotion de « dieux-héros nationaux hypervirils » - notamment Rama et Krishna   . L’auteur estime que l’évolution de ce « nouvel hindouisme standardisé » ne serait pas sans revêtir quelques similitudes avec celle de l’islam en Asie du Sud.
Le cas du Bengale occidental est intéressant, puisque cet Etat continue d’accueillir « un panthéon » de déesses tantriques qui « se situent » à « la frontière mouvante entre le divin et le démoniaque ». Celles-ci sont vénérées « au point de supplanter, dans la piété populaire, les dieux masculins plus familiers »   . Les pratiques d’un Sindh rural (Pakistan) aux frontières de « l’Inde hindouiste » et du « Proche-Orient musulman »   constituent une illustration de la pérennité d’un syncrétisme religieux qui allie, plutôt que de les opposer, traditions populaires hindoues et musulmanes. Le soufisme - qui, au demeurant, accueille aussi des femmes à la recherche d’une liberté que seule l’entrée en religion, dans les sociétés traditionnelles, autorise - suscite, de toute évidence, les foudres des mollahs (prêtres musulmans) et de leurs nouveaux alliés, les talibans dont l’affirmation est, au Pakistan, l’inquiétant parallèle à la ramafication en Inde.

Durant ses voyages, Dalrymple séjourna chez un créateur d’idoles du Tamil Nadu. Srikanda Stpathy, héritier d’une lignée de sculpteurs de pierre qui fit son apprentissage durant l’une des périodes fastes de l’empire Chola (règne de Rajaraja Ier, 985-1014), se félicite de créer des dieux à l’image de l’homme, n’omettant pas une sensualité que la tradition judéo-chrétienne a tendu à circonscrire hors de la sphère du divin. L’attrait qu’exerce le mode de vie citadin sur les plus jeunes vouerait-il cet art et la symbolique qu’il véhicule à la disparition ? L’auteur nous rappelle également l’importance, en Inde, d’une « tradition orale sophistiquée » dont les conteurs - parfois itinérants - sont les véhicules. Ainsi les Indiens demeurent-ils détenteurs d’un savoir considérable dont la pérennité est cependant menacée. Le taux d’alphabétisation, encore insuffisant, progresse, tandis que la mythologie est soumise à une autre forme de standardisation : celle que les séries télévisées donnent au Mahabharata et au Ramayana, alors que les villageois commencent à préférer les représentations télévisuelles à celles qui avaient coutume de rythmer la vie du village